Pour qui ne connaît de l'Egypte que ses cinéastes, ses chanteurs et ses poètes et romanciers, ainsi que les photographes qui depuis longtemps en ont célébré les vertus et beautés à travers des personnages graves, joyeux ou méditatifs et des sites et monuments dont la grandeur vous impressionne autant que s'il s'agissait d'une expression lisible de l'âme d'une nation, tout nouvel ouvrage soigneusement rédigé et joliment illustré est l'occasion de retrouvailles avec un peuple que l'on aime depuis les premières informations acquises, dans l'enfance, sur une prodigieuse histoire. Aussi est-ce avec une sorte de jubilation que j'ai découvert le bel album intitulé Mémoires héliopolitaines, conçu et réalisé par le Centre français de culture et de coopération de l'ambassade de France en République arabe d'Egypte avec la collaboration du journaliste et romancier Robert Solé, de la romancière May Telmissany auteure précisément d'Héliopolis (Actes Sud, 2003) et Mercedes Volait. En vérité, les contributions à Mémoires Héliopolitaines (Ed. Al Ahram Establishment, 2005) ne sont pas toutes inédites et nées de la célébration du centenaire de ce quartier du Caire dont Panaït Istrati se disait émerveillé dans Le pêcheur d'éponges (Gallimard) : «Du sol aride, du désert sablonneux, une ville entièrement neuve avait surgi. Une ville avec des maisons, avec des palais, pleine de vastes établissements en pierres de taille et en béton armé. (…) Des embryons de jardins, des arbustes nourris au biberon luttaient vaillamment contre le soleil tropical, se contentaient d'une poignée de terre noire nichée dans le sable et buvaient avidement l'on qu'on leur versait continuellement, comme sur un indomptable brasier». Solé raconte dans son roman Le Tarbouche (Seuil, 1992) : «Je veux bâtir une ville ici, lança l'industriel belge avec une détermination qui frappa son interlocuteur. Elle s'appellera Héliopolis, la ville du soleil. (…) En 1905, Empain acheta au gouvernement six mille feddans de désert sur ce plateau aride. On le traita de fou. Qui irait s'exiler à dix kilomètres au nord-est du Caire (…) ? Suffirait-il d'un train électrique, devant relier Héliopolis à la capitale, pour attirer les foules ?». Un descendant du baron Empain a bien involontairement défrayé la chronique, il y a quelques années, en étant enlevé par des gangsters qui le martyrisèrent. Son endurance dans l'épreuve qui fut la sienne trouve-t-elle sa source dans la pensée qu'il avait de revoir Héliopolis lorsque son calvaire s'achèverait enfin ? Héliopolis nous est contée dans Mémoires héliopolitaines comme une ville née du tramway. Le charme de l'ouvrage est de consister en un ensemble très riche de témoignages. Par exemple, celui du romancier Sonallah Ibrahim : «En 1964, je vivais à Héliopolis et travaillais dans une librairie de Zamalek. Mes déplacements s'effectuaient en «métro». Durant la pause, entre 13h30 et 16h30, j'avais le temps de rentrer chez moi déjeuner et me reposer un peu. Avec la circulation, c'est impensable aujourd'hui !». On voit comment Mémoires héliopolitaines nous invite à réfléchir au destin-foule des grandes métropoles. Songeons à cet architecte dont la fille Leïla Khoury raconte comment, dans les années 50, «il aimait travailler par ensemble de trois immeubles, un peu comme s'il écrivait des trilogies. Moi, je l'accompagnais sur ses chantiers, les ouvriers me connaissaient et chantonnais un air connu sur mon passage : «Leïla, Leïla»…». Miroir d'une société cosmopolite, telle se voulut Héliopolis dont Yasmine Barsoum nous invite à retenir ceci : «Je fréquente la basilique pour assister à la messe (…) et j'aime bien écouter les cantiques en français chantés par la chorale «Prière vivante» de Rafiq Attallah…». Moïse Rahmani, quant à lui, se souvient : «Aux vœux de Rosh Hashana, répondaient ceux de Noël et du Ramadan, toujours ponctués par un délicieux «Kol sana wa enta tayeb». Dans son roman Les années de Zeth (Actes Sud, 1993), Sonallah Ibrahim évoque l'Amphitryon, «vieux café, qui avait conservé son style et sa vaste estrade (…), avait été égyptianisé au moyen d'une machine à émettre si puissante…». Eh bien émettons le vœu que les élèves du lycée Ahmed Chawki à Casablanca apprennent ces vers du «Prince des poètes», célébrant l'Héliopolis de sa jeunesse : «Ô voisine de la vallée, je m'enchante à me remémorer tes souvenirs qui s'apparentent à des rêves. / Cette passion demeure dans ma mémoire, mes impressions et mes souvenirs invitent l'écho des années enfuies.» Mais les lycéens apprécieraient surtout cet aveu du romancier Sonallah Ibrahim évoquant des espaces de patinages aménagés par les propriétaires du cinéma l'Oasis : «J'étais fasciné : sur la piste blanche, la vitesse faisait danser les courtes jambes des jeunes filles».