Il y a des moments où l'Histoire s'accélère. Le printemps arabe en fait partie, tout comme la vague démocratique qui a abouti il y a vingt ans à la disparition du communisme en Europe. En dépit des incertitudes qui planent sur l'avenir, il ne fait guère de doute qu'il y aura un avant et un après 17 décembre 2010 (le jour où le jeune tunisien Mohamed Bouazizi s'est immolé), tout comme il y a eu un avant et un après 9 novembre 1989 (date de la chute du Mur de Berlin). Mais au-delà des expressions nationales -pacifiques ou violentes- et des lendemains de ce printemps arabe, la portée régionale de ce moment clé est sans aucun doute porteuse d'opportunités. Si l'idée d'une relance de l'intégration de l'ensemble du monde arabe, du Maghreb au Machrek, paraît irréaliste à ce stade, le projet d'Union du Maghreb Arabe (UMA) bénéficie dans ce contexte d'une opportunité historique pour sortir de l'ornière dans laquelle il se trouve depuis 1994. A une époque d'interdépendances complexes et de régionalisation des économies, les gains de l'intégration sont plus importants que jamais et les coûts liés à son absence sont patents. L'intégration fonctionnelle entre les pays du Maghreb engendrerait un supplément de croissance minimum de 1 % à 2 % par an du PIB régional*. Outre l'accroissement des échanges commerciaux, l'intégration permettrait de relancer les investissements intra-régionaux, de réaliser des économies d'échelles dans les secteurs agro-alimentaire, énergétique et industriel, et de permettre l'essor des « lions nord-africains » à l'image des « tigres asiatiques ». Confrontés aux mêmes problèmes structurels (pression démographique, chômage des jeunes, pauvreté, corruption, fuite des cerveaux, inégalités régionales), les pays du Maghreb pourraient faire de l'intégration un « catalyseur » de croissance et de développement. L'intégration se traduirait également par une position plus forte des pays du Maghreb dans les négociations internationales. Pour autant, l'intégration du Maghreb ne constituerait pas une menace pour ses partenaires, au premier rang desquels figure l'Union Européenne (UE), mais une véritable opportunité. Le printemps arabe a mis fin à la croyance selon laquelle la stabilité était mieux assurée par des régimes autoritaires que par des démocraties. Un Maghreb démocratique et prospère représenterait un allié de poids pour l'UE dans la mondialisation, face à la montée de nouvelles puissances comme la Chine et l'Inde. L'intégration et la démocratisation seraient en effet les meilleures réponses aux enjeux économiques (climat des affaires, taille critique des marchés) et sécuritaires (immigration, terrorisme) qui structurent les relations entre l'UE et les pays du Maghreb. Pour toutes ces raisons, l'intégration du Maghreb n'est pas un luxe mais un impératif stratégique. Elle passe par une refondation des relations entre l'Algérie et le Maroc, avec l'apurement des contentieux hérités du passé et le partage d'une vision commune tournée vers l'avenir. En effet, tout comme l'Allemagne et la France avaient scellé leur réconciliation en 1963 avec le Traité de l'Elysée qui avait imprimé une accélération majeure à l'intégration européenne, un traité bilatéral entre le Maroc et l'Algérie permettrait de relancer l'intégration maghrébine. D'autant que les signes d'un réchauffement des relations entre les deux pays sont tangibles malgré la méfiance mutuelle. En visite à Tlemcen, le 16 avril, le président Bouteflika a déclaré : « Il n'y a pas de problème entre le Maroc et l'Algérie. Le problème du Sahara occidental est un problème onusien. Le Maroc est un pays voisin et frère ». Le Premier ministre algérien, Ahmed Ouyahia a expliqué quant à lui, le 29 mai, que la réouverture des frontières entre les deux pays n'est « pas à l'ordre du jour » mais que « cela arrivera un jour ou l'autre ». Des signes encourageants à destination du Maroc qui réclame à juste titre une ouverture des frontières. Sur le plan institutionnel, la relance de l'intégration pourrait passer par la formation d'un Comité des Sages associant les représentants des gouvernements, des forces d'opposition et de la société civile d'Algérie, du Maroc, de Tunisie et de Mauritanie (la Libye rejoindrait ce Comité dès la mise en place d'un gouvernement reconnu internationalement). Ce Comité serait chargé de dresser un inventaire des obstacles qui se dressent devant l'intégration et de formuler un nouvel agenda stratégique et opérationnel pour l'UMA. En parallèle, le Conseil consultatif de l'UMA pourrait être transformé en véritable Parlement des peuples du Maghreb avec un droit de regard et de co-décision. C'est la meilleure réponse à apporter au niveau régional au désir de démocratie exprimé lors du printemps arabe. Un Conseil des régions et de la diversité culturelle pourrait également être mis sur pied, pour associer l'ensemble des composantes socio-culturelles du Maghreb, et notamment les berbérophones qui représentent un des fondements de l'identité maghrébine, par-delà les frontières nationales. Le Maghreb a plus que jamais besoin d'hommes et de femmes visionnaires pour montrer la voie vers l'union comme ont pu le faire dans leur temps Konrad Adenauer, Jean Monnet et Robert Schuman en jetant les bases de l'Union Européenne. Enfin, la conclusion d'un accord-cadre de coopération stratégique entre l'UE et l'UMA qui reprendrait les acquis de l'ensemble des accords bilatéraux ou multilatéraux précédents (processus de Barcelone, accords d'Association, accord d'Agadir, etc..) pourrait servir de noyau dur pour relancer le partenariat euro-méditerranéen sur des bases plus solides. Cela ne signifie pas un renoncement aux ambitions de l'Union pour la Méditerranée (UPM), mais une réactualisation des moyens et des instruments de cette dernière sur la base des accords 5+5 qui avaient permis des avancées notables dans les années 1990 jusqu'à la conclusion de l'Accord de Barcelone en 1995, avant de laisser place à un vide stratégique dont l'UPM a hérité. Il s'agit en définitive de remettre les peuples et leurs aspirations au cœur du partenariat entre deux régions du monde, qui ont tout intérêt à unir leurs forces dans le grand jeu de la mondialisation. *Etudes du FMI, de la Banque Mondiale, de l'Union Maghrébine des employeurs et de la Chambre de commerce d'Oujda. Younes Slaoui, (cofondateur de l'Institut Amadeus) et Alexandre Kateb, (économiste, maître de conférence à Sciences Po Paris, auteur de l'essai «Les nouvelles puissances mondiales. Pourquoi les BRIC changent le monde» (Ellipses, 2011)).