Il est de notoriété que les partis politiques, surtout ceux de l'opposition d'hier (1963-1998) ont joué, et continuent de le faire, un rôle peu ou prou constructif dans l'activation indirecte (en dehors des voies juridiques prévues en ce sens) des mécanismes de la révision constitutionnelle. Ce fut le cas, fondamentalement, lors des révisions constitutionnelles de 1992 et 1996. La révision constitutionnelle de 1972, bien qu'elle ait été motivée par des considérations de régulation politique dépassant le jeu opposition/pouvoir politique central (sous l'influence des deux tentatives de coup d'Etat), est également un acte volontariste royal, au regard de la conjoncture politico-militaire de l'époque. Aujourd'hui, à l'heure de la grande réforme, c'est encore sous l'impulsion directe du roi que le projet de révision constitutionnelle est activé. Le fait politique avant le droit Un peu d'historiographie réformiste constitutionnelle. A défaut d'une intervention directe par le biais de leurs députés à la Chambre des Représentants, les partis politiques d'opposition d'avant 1998 ont estimé depuis 1991, vu leur place minoritaire d'alors au sein de l'assemblée parlementaire, qu'il était plus judicieux, plus porteur en tous les cas, de proposer leur vision de la réforme constitutionnelle à travers un outil para-institutionnel, le mémorandum, plutôt que d'agir par action directe sur un mécanisme institutionnel que réglemente l'article 103 de la Constitution(1) en vigueur. Cette approche, par ricochet pour ainsi dire de la réforme, continue encore de prévaloir dans la revendication de la révision constitutionnelle dans la pratique politique et partisane nationale. A cet égard, on peut se poser la question de l'efficacité, voire de l'efficience de la démarche réformiste qui a prévalu sur la scène politique marocaine, compte tenu de sa nature indifférenciée (un mémorandum est une requête informelle et non normative), comparée à l'initiative parlementaire de révision. Conscientes, en effet, de leur situation minoritaire au sein des différents parlements passés (1977, 1984 et 1993), les forces de l'opposition d'avant 1998, plus particulièrement l'USFP et le Parti de I'Istiqlal, ne pouvaient qu'être passives en la matière. Se prévaloir de l'article 98 (Constitution de 1972 et 1992 – article 103 de la Constitution de 1996), c'était donner l'occasion éventuelle à la majorité en exercice durant ces trois mandats de tourner en dérision une proposition de réforme constitutionnelle émanant de l'opposition. D'où le recours, comme dans d'autres domaines, notamment les garanties électorales, à l'arbitrage royal. Le fait que le texte révisé en 1992 ait introduit plusieurs points contenus dans le 1er mémorandum adressé au roi le 19 juin 1992 (soit trois mois et demi sur la date du référendum constitutionnel), a encouragé les partis d'opposition à maintenir le cap sur cette forme revendicative. Ce qui a donné lieu au deuxième mémorandum de 1996. Il reste, néanmoins, que le recours à une technique non normative pour tenter d'influer sur les mécanismes constitutionnels de révision ne pouvait être qu'une solution informelle, non productive et, surtout, n'enrichissant pas le débat constitutionnel fondateur de droit. D'où d'ailleurs la pudeur permanente des revendications demandant la réforme de la Constitution, et notamment les dispositions organisant l'institution du Premier ministre, la séparation des pouvoirs et la justice. Car, si les facteurs de détermination politique peuvent effectivement produire des effets positifs, voire émancipateurs, sur la structure du dispositif constitutionnel, cette action ne peut que renfermer les ingrédients de limites intrinsèques, du fait de l'abdication de la règle de droit face à la volonté politique. Agir en dehors, ou en les contournant, des mécanismes constitutionnels, c'est prêter le flanc à la déviation normative, en permettant à un centre de décision politique de manipuler la norme constitutionnelle en fonction de compromis politiques, peut-être politiciens. La prééminence du roi Quand on parle d'usurpation, pure entreprise polémique en fait, on oublie, on feint d'oublier que le recul de la norme juridique est le résultat de l'abdication des acteurs institutionnels, qui rechignent à revendiquer la règle juridique face au monolithisme ou, du moins, à la concentration des pouvoirs de décision de dernière instance. Ce qui se traduit par l'arbitraire, la manipulation et la falsification. Ce faisant, le fait politique conquiert du terrain, celui gagné forcément sur le droit. L'abus de pouvoir peut alors s'ériger en comportement habituel, la tentation de l'autoritarisme pouvant se couvrir de l'initiative politique, pour devenir l'ingrédient justifiant l'exclusion et le clientélisme, donc l'abdication du droit. En définitive, s'il est patent que «les procédures de révision constitutionnelle sont toujours le reflet, en même temps qu'un élément, des rapports de puissances entre les pouvoirs publics» (2), il est tout aussi certain qu'il est plus sain pour la norme constitutionnelle de suivre l'élan de ce rapport de puissance de l'intérieur des institutions conçues pour cela, plutôt que d'être le fruit d'une entente catégorielle exerçant un lobbying extérieur aux institutions constitutionnelles. Est-il nécessaire en effet, de rappeler ici que la Constitution au Maroc est une condensation juridique des rapports de forces. En cela, la norme constitutionnelle trace les rapports de pouvoir et la dominance qui s'exerce sur l'environnement économique, social et, bien entendu, politique. Si cette norme ne préside plus au comportement public, s'instaure le jeu de lobbying qui, par la force de l'habitude, relègue au dernier plan la primat de la règle juridique, en faisant de la manipulation l'unique repère des relations d'influence dans la société, donc dans l'Etat. Au Maroc, bien que le facteur politique ne puisse se substituer à la raison juridique, le domaine d'intervention constitutionnelle est régulé par des considérations d'ordre et de prévalence politiques certains. Depuis 1962, en effet, toutes les réformes constitutionnelles initiées ont été l'œuvre du roi. Intervenant dans un élan imbriquant pouvoir constituant générique et celui dérivé, le Chef de l'Etat a introduit toutes les modifications apportées au texte constitutionnel constitutif du régime politique et de l'Etat marocain. Cette situation est le résultat d'une double réserve : l'institution parlementaire n'a jamais eu l'initiative d'ordonnancer une quelconque révision constitutionnelle, initiative que lui reconnaît pourtant solennellement et expressément le texte constitutionnel. Pour des raisons de calcul politique d'une part, et en considération de facteurs techniques réformateurs, d'autre part, ni la majorité parlementaire en exercice depuis 1977, ni l'opposition n'ont eu le courage politique de recourir à l'action directe sur les dispositions constitutionnelles en proposant une réforme, même partielle, même subsidiaire de la constitution marocaine. Les rares moments réformateurs directs furent ceux enregistrés en 1960, 70 et 72, par les paris d'opposition d'alors (PI, UNFP et PLS). Mais la revendication de la réforme était radicale, puisqu'elle en appelait à une assemblée constituante. Ce qui ne pouvait être entendu, sachant que la Constitution en vigueur réglementait les cas et les procédures présidant à toute révision constitutionnelle. Les années 1992-96 ont changé le fusil d'épaule, puisque la même opposition a procédé par une nouvelle technique : le mémorandum constitutionnel. Cette technique du mémorandum revêt un double intérêt pour la science constitutionnelle. Elle confirme, d'une part, la prééminence royale dans le processus d'élaboration constitutionnelle. Elle a introduit, d'autre part, un mécanisme extra-constitutionnel de concertation continue entre l'institution royale, en tant que pouvoir constituant fondateur de la règle de droit, et les partis d'opposition comme acteur indirect du processus constitutionnel réformiste. (1) La Constitution de 1996 réglemente la réforme constitutionnelle en vertu des dispositions suivantes :Article 103 : L'initiative de la révision de la Constitution appartient au Roi, à la Chambre des Représentants et à la Chambre des Conseillers. Le Roi peut soumettre directement au référendum le projet de révision dont Il prend l'initiative. Article 104 : La proposition de révision émanant d'un ou de plusieurs membres d'une des deux Chambres ne peut être adoptée que par un vote à la majorité des deux tiers des membres qui composent cette Chambre. Cette proposition est soumise à l'autre Chambre qui peut l'adopter à la majorité des deux tiers des membres la composant ARTICLE 105 : Les projets et propositions de révision sont soumis par dahir au référendum. La révision de la Constitution est définitive, après avoir été adoptée par voie de référendum. (2) « La constitution de la république française », F. Luchaire et G. Conac, Economica, 2è édition, 1987 (Najib Bensbia est politologue et chercher universitaire)