« Il est souvent plus facile de décrire un crépuscule que d'annoncer l'aurore ». étrange pays que le Maroc : fascinant pour le tourisme à la recherche du dépaysement et de l'exotisme, captivant pour l'anthropologue en quête de réalités vivantes, intéressant pour les politologues qui s'acharnent à trouver des vertus rationnelles à un système traditionnel ; il est rebelle à toute classification et refuse de se laisser enfermé dans un modèle déjà connu. Comme réalité politique, il est difficile à percer et compliqué à cerner. Il est d'une telle opacité et d'une telle complexité que l'observateur non averti risque de s'égarer dans des descriptions peu instructives et des conclusions peu significatives. Il faut donc éviter de se fier à la première impression et de ne jamais s'arrêter à la première lecture. Le Maroc est ainsi un pays où les instruments classiques de l'analyse politique s'appliquent aisément ; mais la recherche des fondements de l'action politique et de la vie politique en général conduisent ensuite, assez vite, dans les zones où les règles du jeu et les mobiles qui sous-tendent l'action politique reflètent des rationalités sociales fluctuantes, aux frontières peu aisées à tracer. Quel sens donner alors à la politique ? Comprendre ce qui se dit et se fait aujourd'hui au Maroc sous le nom de politique, relève plus de l'anthropologie que de la science politique. Régi, en grande partie, par la tradition avec des parures de la modernité, le système politique marocain entretient des pratiques qui brouillent la perception des observateurs extérieurs et les induit à s'engager sur des voies qui ne mènent à aucune compréhension de la réalité. Par exemple, l'idée largement répandue par le discours officiel, que le peuple marocain ou ses représentants élus participent à un débat national sur l'avenir des institutions, est trompeuse. Car, elle entretient chez l'observateur étranger l'illusion que les Marocains contribuent à la solution de leurs problèmes communs. Elle constitue aussi un obstacle intellectuel à la compréhension du fonctionnement du système et donne à penser que les Marocains sont libres de leurs choix, alors que le Marocain moyen (ou ce qu'on appelle l'homme de la rue) n'a pas la moindre idée de ce que peut être un choix entre plusieurs options sociopolitiques. De ce fait, la vie politique marocaine ressemble assez à une comédie de mauvais goût, jouée par des acteurs peu inspirés mais qui persistent à croire qu'ils ne manquent pas de talent, même si le public est écœuré par leur performance. Certes, le décor est presque au complet et les rôles sont apparemment assez bien répartis, mais les répliques des acteurs ne conviennent pas aux rôles qu'indiquent leurs costumes. De ce fait, il devient impératif de s'interroger sur la façon dont le pouvoir s'exerce et sur ce que cela implique sur le comportement du citoyen. A observer l'attitude des Marocains à l'égard de la vie politique et à analyser leur comportement vis-à-vis de la vie publique, on ne peut s'empêcher de poser la question suivante : Pourquoi la citoyenneté positive met-elle du temps à émerger et à s'affirmer ? Pourquoi le Marocain continue-t-il à bouder la politique et à se comporter comme un mineur politique dans un monde qui exige, de plus en plus, la participation du citoyen à la gestion de la cité ? Qui faut-il incriminer : le pouvoir politique qui, pendant longtemps, a retiré aux citoyens toute passion commune, toute nécessité de s'entendre et toute occasion d'agir ensemble ; l'élite qui a toujours traité la masse avec condescendance et qui n'hésite pas à penser que le peuple n'est qu'un ensemble d'individus inconscients et irresponsables, c'est pourquoi il faut le défendre ; la culture et l'éducation qui ne produisent que des individus arrogants ou soumis, en tout cas inaptes à la vie dans une société libre et ouverte ? Toujours est-il que la réalité actuelle nous interpelle avec insistance et nous oblige à aller au-delà de la constatation pour saisir les vrais raisons de cet état de choses. Quelle peut-être l'alternative ? Aujourd'hui, l'histoire du Maroc se réanime, son présent comme son avenir commencent à se clarifier à partir d'une situation en mouvement et en fonction de certains horizons récemment entrevus. Le concept de transition enveloppe ces deux aspects : le changement et sa finalisation par la société qui cherche à donner un sens à son parcours historique. Peut-on pour autant parler d'une nouvelle ère et d'une nouvelle dynamique ? A vrai dire, si tout le monde est d'accord pour dire que le Maroc est entré dans une phase nouvelle, peu de responsables ou d'hommes politiques sont capables de préciser les enjeux réels et les initiatives à entreprendre. Certes, les mythes « mobilisateurs » fleurissent, les leaders surgissent du décor à l'instar de la génération spontanée, mais la réflexion de fond sur les contours de cette phase et les risques sociaux à prévenir est inexistante : les formules à l'emporte-pièce et les mots valises semblent suffire. Il y a pourtant de nombreux points communs entre ces nouveaux mots d'ordre et les anciens (ceux des années 60 notamment). Dans la plupart des cas, il suffit d'ajouter le qualificatif « nouveau » aux vieux mots pour obtenir l'ancien. On parlait d'authenticité et de modernité, on en parle toujours ; on préconisait le progrès économique et l'égalité sociale, on a conservé les mêmes slogans, on a peut-être ajouté l'INDH ; on a brandi la liberté et la démocratie ; on s'obstine encore à en ressasser le terme, mais on le vide de son sens. Bref, cette phase, même si elle est différente de l'autre par ses caractéristiques, ses enjeux et ses défis, pour une certaine classe politique, elle ressemble furieusement à une simple répétition de l'ancienne (au moins en ce qui concerne certaines pratiques politiques). Ce tableau est-il caricatural ? En fait, ce qui frappe et choque par la même occasion, c'est que le débat reste circonscrit au domaine où le maintiennent à la fois les inclinaisons naturelles de l'élite politique peu soucieuse des enjeux du moment et les données propres aux institutions politiques qui avaient, depuis longtemps perdu leur raison d'être. On ne cherche plus à répondre aux problèmes de fond, on se limite à des réformes cosmétiques et on fait de la communication. Conséquence, la population prend ses distances à l'égard de la politique et estime qu'elle n'a rien à espérer d'une élite qui n'a pas d'alternative à lui proposer et dont la seule raison d'être est de combler le vide. Certes, les exigences de plus en plus grandes d'une société qui accepte de moins en moins la pauvreté et la soumission, jointes aux changements intervenus dans le contexte international et la pression assez positive exercée par l'opinion mondiale, ont conduit les détenteurs du pouvoir à réviser certaines de leurs conceptions et à abandonner certaines de leurs pratiques. Toutefois, les initiatives entreprises dans le sens du changement restent à mi-chemin et le Maroc donne toujours l'impression d'un pays qui hésite. Certaines attitudes du pouvoir, comme de la classe politique, sont loin d'inspirer confiance dans les élites et de convaincre la population du bien fondé des actions entreprises. Les dernières élections législatives sont là pour en témoigner. Loin de susciter l'enthousiasme et l'adhésion, elles n'ont provoqué que l'indifférence et l'abstention (63 % des électeurs n'ont pas jugé utile de voter). C'est donc un avertissement lancé à une classe politique qui ne perçoit l'avenir qu'à travers des vieilles lunettes. Une classe rompue à l'intrigue et à la magouille et qui continue son petit jeu sans trop s'occuper du lendemain. Tant que le navire n'a pas heurté l'iceberg, le bal peut continuer. Telle semble être sa devise. En réalité, les élections de 2007 ont agi comme un révélateur de facteurs que l'on connaissait ou que l'on devrait connaître déjà. On a pu voir à quel point il est difficile de convaincre une population sceptique et lui faire croire que le changement est possible. Apparemment, le temps de l'enthousiasme et des élans démocratiques est passé avec l'Alternance et les premières années du nouveau règne. Les Marocains sont, aujourd'hui des dégrisés qui aspirent à des changements maîtrisés, certes, mais réels. Les promesses non tenues et les fréquents reniements de la classe politique leur donnent le sentiment de vivre une drôle d'époque où la démocratie reste une idée à inventer, où ceux qui ont la charge de l'inventer s'emploient à la frelater. Quand le conformisme et l'unanimisme s'emparent d'une classe politique ; quand la docilité et la soumission deviennent les seules valeurs appréciées par l'élite ; quand les hommes politiques ambitionnent non seulement de dessaisir la population de sa liberté de penser mais de la réduire à de simples sujets taillables et manipulables à merci ; quand les politiciens ne se satisfont plus d'être des vecteurs d'intérêts et d'idéologie, mais se veulent les saints qui prescrivent les valeurs et dictent les conduites à suivre ; quand l'agitation éclipse l'action, alors il y a lieu de s'alarmer. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond au royaume du Maroc. C'est pourquoi, la majorité de la population a le sentiment, très aigu, d'être menée par le bout du nez mais ne trouvant pas d'alternative crédible à cette situation, elle ne parvient plus à se convaincre que les élections ont un sens. En fait, pour la grande majorité, les élections n'ont été qu'une théâtralisation où les acteurs les plus divers aux mobiles les moins avouables cherchent à capter l'attention d'un public manifestement écœuré par cette comédie de mauvais goût. Ces élections ont montré qu'il y a un grand décalage entre les attentes et les espérances de la population et le style de pouvoir que s'arrogent les dirigeants. Ainsi, à plus d'un titre, l'élite politique ne s'avère pas un catalyseur de nouvelles aspirations au sein de la société. Elle n'a pas réussi à convaincre le citoyen de devenir l'acteur principal de ce qu'elle appelle le processus démocratique. Est-il incongru de se demander à quoi riment les élections, quand on sait que les acteurs ne sont pas porteurs de projets réalisables et que les enjeux sont uniquement d'ordre formel ? Le jeu politique d'aujourd'hui n'est ni viable, ni durable A l'évidence le sentiment du vide et l'absence d'alternatives crédibles s'installent dans le pays et imprègnent les esprits. Cet état de choses pourra bien causer une violente secousse au sein du système et il n'est pas impossible qu'à la faveur d'un tel spasme, une frange de la population se détourne des institutions actuelles et s'oriente davantage vers des horizons ténébreux et des perspectives inconnues aux conséquences imprévisibles. L'absence de débat sur les priorités nationales, sur la séparation des pouvoirs, sur la modernisation authentique des institutions et des pratiques politiques, accroît le risque d'une résurgence de l'autoritarisme, une radicalisation des mouvements extrémistes. Toute la question est de savoir si les détenteurs du pouvoir sont prêts à lâcher du lest pour éviter les orages qui s'accumulent à l'horizon et qui risquent d'éclater causant de grands dégâts dans le dispositif institutionnel. Ce ne serait là qu'un début, mais le Maroc pourra peut-être commencer à fonctionner comme une démocratie parlementaire qu'il prétend être et s'acheminer vers une solution au problème de savoir quelles institutions sont susceptibles de donner sens à ce choix et quelles sont les attributions de chaque composante du système. Ce qui est sûr, aujourd'hui, c'est que l'initiative politique ne peut plus rester le monopole d'un seul acteur inspiré par des recettes de l'idéologie néo-patrimoniale et dont le seul projet consiste à garder le contrôle et la maîtrise de l'évolution de la société à travers l'aliénation et la domestication de la classe politique. En fait, disons-le clairement, l'action politique perd toute crédibilité si elle ne tend pas vers la suppression des facteurs qui s'opposent à l'émancipation de la classe politique du Makhzen. Tant que cette dernière n'a pas conquis son indépendance elle ne peut prétendre jouer un quelconque rôle dans la démocratisation du pays. Il est même à craindre qu'elle ne constitue un sérieux obstacle à ce projet. Un Etat respectueux des libertés publiques On l'aura donc compris, le jeu politique d'aujourd'hui n'est ni viable, ni durable. Il exige un changement profond. Ce qui suppose que l'on passe d'un Maroc de la tradition à celui de la modernité, d'une société marquée par la soumission à une société libre, d'un Etat autoritaire et omniprésent dans la vie des hommes à un Etat respectueux des libertés publiques et de l'indépendance de la société civile, d'un régime néo patrimonial générateur de rentes et de privilèges vers un système qui tend vers la suppression des principaux facteurs qui s'opposent au progrès : la tyrannie aussi bien que la pauvreté, l'intolérance et la répression aussi bien que les inégalités sociales et l'injustice, l'absence de liberté aussi bien que le manque d'opportunités économiques. Pour le dire autrement, le cadre politique et institutionnel ne semble pas propice à l'avènement d'un jeu démocratique. Il est même à l'origine d'une double inquiétude. La première, c'est qu'il constitue un obstacle à toute indépendance de la classe politique et de la société civile en général. La seconde, c'est qu'il n'arrive pas à mettre un terme à cet équilibre régressif entre tradition et modernité. L'essor des valeurs matérielles dans un pays malgré tout pauvre et marqué par les inégalités sociales risque de se traduire par une tension croissante entre une vision moderne et technocratique et la nostalgie d'une époque idéalisée par un discours passéiste et rétrograde. Si jusqu'à présent la tradition et la modernité ont fait bon ménage, dans l'avenir, la rupture est possible, voire inévitable si la fracture sociale s'approfondit d'avantage et si le système politique se révèle inapte à mettre en œuvre des changements substantiels. Il est à craindre que les valeurs d'émancipation, de libération et de modernisation ne se heurtent à des valeurs de conservatisme primaire, de traditionalisme figé et du refus de l'ouverture et la nouveauté. Conséquence, le Maroc se trouve aujourd'hui dans une situation contradictoire dans laquelle deux logiques se font concurrence : la logique traditionnelle qui puise ses racines dans l'organisation étatique héritée du passé et qui ne peut souffrir ni contre pouvoir réel ni force politique autonome ; la logique moderne qui aspire à faire de la société la source de toute légitimité et l'acteur politique actif qui décide de son sort. L'avenir va se jouer sur la capacité de la société à conquérir sa liberté. Cette ambivalence traverse le système politique et imprègne fortement le débat sur l'avenir du pays. Débat qui reste perverti par l'affrontement entre optimistes et pessimistes. Les premiers célèbrent quelques réalisations et mettent en relief certains acquis politiques des dernières années pour montrer le chemin parcouru et les perspectives qui s'ouvrent, les seconds s'appuient sur certains résultats économiques et sur les indicateurs relatifs aux coûts sociaux et humains négligés par une comptabilité physique oublieuse des hommes, pour conclure au blocage de la société. En somme, la bonne conscience a deux visages au Maroc : celui de l'être repu, satisfait de soi et, celui du révolté qui s'endort mécaniquement dans la critique et finit par devenir rentier de la dénonciation. L'avenir va se jouer sur la capacité de la société à conquérir sa liberté. Autrement dit, l'aspiration à la modernité doit d'abord s'appuyer sur la liberté qui amène toujours à ceux qui savent l'instaurer et la défendre, l'aisance, le bien-être et souvent la prospérité. Certes, il est plus facile de camper sur le terrain de la justice sociale quand l'environnement social se caractérise par la pauvreté et les inégalités, comme c'est le cas au Maroc. Mais, ce qui est dangereux dans cette position, c'est qu'elle favorise toutes les dérives et ouvre la voie à toutes les tyrannies. Convenons, toutefois, d'une chose : tant qu'on n'a pas réhabilité la politique par d'autres comportements et, tant qu'on n'a pas renoué avec l'engagement et donné un sens à l'action, on ne peut prétendre édifier un Maroc moderne et libre. Il est même probable que la réalité ne vienne bousculer les hommes de ce pays et les mettre devant le fait accompli. On l'aura donc compris, le modèle actuel d'une société dominée par un Etat omniprésent dans la vie des hommes comme des choses et une population docile et dépendante n'est ni viable, ni conforme aux aspirations d'un peuple qui cherche à en finir avec le sous-développement et à accéder à la modernité. L'heure est donc au changement, voire au sursaut.