En parallèle aux rétrospectives consacrées à l'œuvre d'André Elbaz dans les deux Villas des Arts de Casablanca et Rabat, les éditions «La Croisée des Chemins» publient «Tu en Verras de Toutes les Couleurs», un ouvrage de 350 pages retraçant la vie et l'œuvre de l'artiste marocain. Parcours. D u premier collage aux premières déchirures, on apprend dans ce livre extrêmement bien réalisé et bourré d'anecdotes, qu'André Elbaz aurait cru avoir inventé le collage ! Alors qu'il venait de débarquer d'El Jadida à Paris en 1955, il faisait découvrir ses tout premiers travaux aux galeristes. Il raconte (p.33): «Je les entends encore se dire au téléphone (parlant des marchants d'arts) : «Reçois-le bien, c'est un jeune peintre venu du Maroc. Imagine-toi qu'il vient d'inventer le collage !». Jusqu'à ce qu'un directeur, plus ouvert que ses confrères, lui apprenne que les dadaïstes et les cubistes avaient été ses prédécesseurs dans cet art. C'est qu'André Elbaz est un pur autodidacte. Ce n'est que sur le tard et au fil des toiles qu'il rencontrera l'histoire de l'art qu'il pratique, notamment au musée d'art moderne de Paris (p.41) : «Je ne suis d'aucune école, dira-t-il page 42, j'essaye sérieusement d'apprendre à dessiner et à peindre». Sans la base, sans éducation artistique, sans repères, alors qu'il avait tout à apprendre, il était déterminé à devenir peintre. De 1955 à 1962, il fera son apprentissage de la galère et de la peinture à Paris, puis reviendra au Maroc durant une année avant de répondre à l'appel de l'Europe. Paris encore, puis Londres, ses premières ventes, ses premiers signes de reconnaissance, sa première exposition, et enfin une invitation pour montrer ses travaux au Maroc. Mars 62, première rétrospective à Tanger. Avril de la même année, Bab Rouah à Rabat et un mois plus tard, Casablanca. Fort d'un succès qui concernait toute cette nouvelle vague de peintres marocains, il accepte la proposition de Farid Belkahia d'enseigner la peinture à l'école des beaux-arts. Il y passera une année, avant d'être remercié ! Mais avant cela, on apprendra ce qu'aucun livre ne raconte : la rencontre d'André Elbaz avec Chaïbia, par l'intermédiaire de son fils Hossein Talal (P.66): «Elle me dit avec un regard intense combien elle (Chaïbia) voulait peindre. Je l'encourage à faire un premier dessin, sans imaginer un seul instant qu'à partir de ce jo ur-là, je vais l'accompagner et faire pour elle ce que personne n'avait pu faire pour moi». Et page 67 : « Pour l'encourager, je lui achèterai quelques-uns de ses premiers travaux, que je trouve toujours du reste parmi les plus beaux de son œuvre». Après les beaux-arts, après avoir lancé Chaïbia, après être reparti à Londres, après avoir visité la Grèce puis être revenu à Casa, après 1967 et une exposition qui finira de façon dramatique, André quitte définitivement le Maroc. «Tout au long de ce mois de juin 67, ce fut terrible pour les Marocains des deux confessions. Et c'est avec stupéfaction que je vis la plupart de mes collectionneurs, collègues et amis, changer de trottoir pour ne plus avoir à me saluer»… Il reviendra exposer au Maroc presque 40 ans plus tard ! C'est définitivement cette période qui fera de lui le peintre et l'homme qu'il est devenu. Il continuera le collage, inventera le Pictodrame, posera sur toiles certains conflits, utilisera la fibre végétale, mettra en scène des courts métrages et des films d'animation, peindra ses villes atypiques, visitera l'Amérique, le Japon, vivra à Londres, au Québec, avant de s'installer définitivement, avec femme et enfants, entre Paris et Narbonne. Sa période la plus féconde ? Il nous la livre en aparté : «C'est mon dernier mode de travail, qui me conduit à détruire mon œuvre, pour exprimer autrement le monde que nous vivons. C'est la série dite l'Exécution de l'œuvre, les Anamorphoses, les Paysages éclatés, les Lacérations à la main et à la machine. Mais ma période la plus féconde sera, j'espère, celle que j'entreprendrai après cette rétrospective, qu'il a fallu neuf mois à Nada Naami, la commissaire, ainsi qu'à Françoise et à moi, pour mettre en place… J'ai 76 ans et encore beaucoup de projets avec la fibre végétale»… Marocain du monde Ce qui est frappant en lisant de bout en bout cet ouvrage, c'est qu'on comprend qu'André Elbaz n'a jamais trouvé la place qu'il aurait voulu. On comprend que ça n'a pas toujours été facile pour André… d'être Elbaz. Et il en a vu, des couleurs. Et en avalé des couleuvres : «Au Québec, raconte-t-il, plusieurs ne voient en moi qu'un ‘'maudit Français''. En France, je suis traité de Marocain ; pour les Ashkénazes, je suis un Sépharade… ; en Amérique on me répond, comme le directeur du Withney Museum, ‘'dommage que vous soyez Français'' ; en Israël, je suis ‘'shahar'', le noir, ou le ‘'Morocco saquin'', le Marocain au couteau. Et au Maroc, j'entends parfois «hadak lihoudi…». C'est dire que chez André Elbaz, sa crise la plus profonde reste identitaire, celle qui l'a suivi dans tous ces voyages géographiques et artistiques. Peut-être comme une majeure partie de la communauté marocaine de confession juive qui s'est éparpillée aux quatre coins du monde à la fin des années 60. Lui en tout cas, il pansera ses plaies à coups de pinceaux sur des toiles. A coup de déconstruction et de reconstruction (Pictodrame). André Elbaz est un artiste majeur pour le Maroc. Son œuvre laisse une trace sur une partie de la civilisation marocaine du XXe siècle. Elle témoigne de notre époque. Cet ouvrage est certainement un héritage. Il disponible dans toutes les bonnes librairies, notamment au Carrefour des livres.