Comment nous percevons-nous les uns les autres des deux rives de la Méditerranée ? Nos valeurs et nos tendances culturelles sont-elles trop différentes pour envisager un espace commun de partage et de connaissances mutuelles ? Partageons-nous plus que ce que nous croyons ? Telles sont les questions à l'origine du rapport de la Fondation Anna Lindh, présenté hier à Bruxelles et confié en exclusivité au journal Le Soir échos, aux côtés du Financial Times pour les Etats-Unis et du journal Le Monde pour la France. Ce rapport propose une véritable radioscopie des perceptions et tendances culturelles du pourtour méditerranéen. Le sondage à l'origine de cette étude d'envergure a été réalisé en août et septembre 2009 par l'institut Gallup auprès de 13.000 personnes de 13 pays de la région euro-méditerranéenne. Plongée dans les cœurs et les têtes des habitants de l'Europe et du bassin méditerranéen.«Ce rapport est un projet ambitieux et complexe. C'est la première fois qu'un tel exercice est fait sur des critères scientifiques pour essayer d'éclairer le pourtour euro méditerranéen. Nous avons posé les questions qui fâchent», explique André Azoulay, président de la Fondation Anna Lindh et Conseiller du Roi. Les 13 pays concernés par l'étude sont l'Allemagne, la Bosnie-Herzégovine, l'Egypte, l'Espagne, la France, la Grèce, la Hongrie, le Liban, le Maroc, le Royaume Uni, la Suède, la Syrie et la Turquie. L'assise quantitative solide proposée par le sondage est doublée du regard de 41 experts, offrant plusieurs lectures des résultats et débouchant sur diverses propositions d'actions. Derrière cette étude, se dessine le grand défi de l'Union pour la Méditerranée (UPM), pour construire un espace de paix et de dialogue dans la région. En évaluant points de convergence et divergences de l'opinion publique, ce sondage ouvre des pistes de réflexion pour établir des ponts entre les deux rives. Une image positive de la Méditerranée Le rapport appuie l'idée d'un héritage et des valeurs partagées par les hommes sur la Méditerranée. 75% des personnes interrogées pensent que la région est caractérisée par des valeurs positives, à savoir son hospitalité, son art de vivre, son héritage culturel commun, son histoire ou encore sa créativité. Cela n'empêche pas 7 personnes sur 10 d'associer la région à une source de conflits, particulièrement en Grèce. La curiosité entre voisins méditerranéens ne fait pas défaut, et une majorité des personnes s'est déclarée intéressée par les autres pays sur le plan culturel et économique. Malgré cette perception globalement positive de leur région, les contacts entre les habitants des deux rives ne sont pas si nombreux. Quatre personnes sur 10 des pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée ont des amis ou des proches en Europe, avec en tête la Turquie (61%), suivie du Maroc (58%) et du Liban (55%). Côté Europe, 63% des sondés déclarent n'avoir jamais visité un pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée. Mises à part la France et la Suède, les interactions entre l'Europe, le Sud et l'Est de la Méditerranée restent peu significatives. Ainsi, une minorité de personnes interrogées déclare avoir eu des contacts avec des gens de l'autre groupe de pays au cours de l'année passée. Quelque 63% des Européens et 76% des personnes du Sud et de l'Est de la Méditerranée n'ont pas rencontré ou parlé à quelqu'un de l'autre groupe de pays au cours de l'année. Le peu de contacts n'empêche pas le partage d'idées et de valeurs. 62% des Européens contre 45% des personnes du Sud et de l'Est de la Méditerranée considèrent avoir davantage de points communs que de différences avec les peuples de l'autre groupe. Education et religion Les résultats mettent en évidence des choix très différents dans les valeurs que les habitants de l'Europe et du Sud et de l'Est de la Méditerranée souhaitent transmettre à leurs enfants. Un fossé entre l'Europe et la région sud-est de la Méditerranée apparaît nettement sur la place que la religion occupe dans l'éducation des enfants. En effet, 6 personnes sur 10 du Sud et de l'Est de la Méditerranée pensent que la religion est une valeur à transmettre à leurs enfants, alors que 1 Européen sur 6 partage cette idée. Les Européens privilégient dans l'éducation le respect pour les autres cultures et la solidarité familiale. En revanche, seuls 17% des personnes interrogées dans le Sud et l'Est de la Méditerranée ont mentionné cette valeur comme importante dans l'éducation. Le dessous des perceptions Le poids des idées reçues et préjugés trouve une mesure dans ce sondage. Globalement, les personnes mésestiment les valeurs primordiales des personnes de l'autre groupe. Ainsi, les sondés du Sud et de l'Est de la Méditerranée surestiment l'importance des valeurs individuelles chez les Européens, tandis qu'ils sous-estiment les valeurs de solidarité familiale, de respect et d'obéissance. Une corrélation s'observe entre le niveau d'éducation et l'ouverture aux autres: plus le niveau d'éducation est élevé et plus les personnes interrogées se trouvent des points communs avec les autres. Une étude plus en profondeur sur les personnes interrogées permet de mettre en évidence le profil des immigrants ou fils d'immigrants, dont les réponses se détachent quelque peu du reste du groupe. Ainsi, 93% des personnes immigrées étaient d'accord pour dire que la région était caractérisée par son hospitalité, contre un pourcentage plus bas dans le reste du groupe. L'ouverture aux autres apparaît dans plusieurs résultats, notamment lorsque 62% se disent intéressés par les croyances et pratiques religieuses des autres pays, contre 56% pour le reste des personnes interrogées. Le rôle des médias est également scruté dans le rapport, mettant en évidence que 80% des personnes interrogées n'ont pas l'impression que les médias améliorent l'image de l'autre groupe de pays. Le rôle de l'Union Européenne dans l'UPM Tant au Sud et à l'Est de la Méditerranée qu'en Europe, une majorité de personnes voit l'Union pour la Méditerranée comme profitable pour la société, notamment pour l'innovation et l'entreprenariat, ou pour l'environnement et l'égalité des genres. Ce constat conforte l'assise du projet. Pour André Azoulay, «l'adhésion au projet de l'UPM dans ses fondements les plus exaltants s'est trouvé confirmée». La coopération euro-méditerranéenne s'inscrit dans la suite des Accords de Barcelone de 1995 qui tendent à instaurer la Méditerranée comme un espace de dialogue entre les peuples, en refusant une définition strictement géographique de la coopération. «Ce n'est pas un moment neutre. Nous sommes dans un temps où l'Europe est traversée par des peurs et des archaïsmes. Il ne s'agit pas là d'un débat rhétorique mais du cœur de l'actualité politique à recadrer», confie André Azoulay au Soir-Echos. L'appui de l'Europe est crucial dans le projet de l'Union pour la Méditerranée, pour dépasser une simple union géographique. Au-delà des considérations économiques et de sécurité, le projet vise à instaurer un espace de dialogue, dont l'objectif premier est de dédramatiser les représentations et les perceptions entre les deux rives. Comme le souligne André Azoulay, ce rapport constitue «un outil, une feuille de route, une boussole, à la disposition des décideurs, dans la direction de ce que sont les réalités du terrain, loin des clichés et idées reçues régressives et archaïques». Cette étude vient ainsi activer cette coopération, en offrant une assise quantitative et qualitative des perceptions, pour réfléchir aux ponts que nous pouvons bâtir entre les deux rives et poursuivre les voies ouvertes par un héritage commun. Que pensent les Marocains ? • 83% des Marocains interrogés pensent que la créativité caractérise la région euro méditerranéenne. • 59% des Marocains se sentent proches des Européens. • 88% des Marocains pensent qu'il existe une vérité absolue. Il s'agit du plus haux taux, devant l'Egypte, le Liban et la Syrie. De façon globale, 6 personnes sur 10 dans le Sud et l'Est de la Méditerranée ont la conviction d'une vérité universelle, alors que 78% des Européens pensent la vérité comme relative. La fondation Anna Lindh L'objectif de la Fondation est de contribuer au rapprochement des populations des deux côtés de la Méditerranée en vue d'améliorer le respect mutuel entre les cultures. Depuis sa création, en 2005, la Fondation Anna Lindh a lancé et soutenu des actions touchant des populations issues de cultures et de religions différentes et a mis en place un réseau de plus de 3000 organisations de la société civile. Le président de la Fondation est André Azoulay, conseiller du roi, membre du Comité des Sages pour l'alliance des civilisations des Nations-Unies et président délégué de la Fondation des Trois Cultures. Interview Mohamed Tozy, politologue «Pour l'avenir de l'UPM, il faut sortir des relations bilatérales et poser le projet au niveau européen pour le rendre crédible» Quelle est la portée d'une telle enquête ? Tout d'abord sur le plan de la nouveauté de l'étude, le fait de prendre un échantillon unique de 13.000 personnes qui appartiennent au pourtour euro méditerranéen est un parti pris politique et méthodologique. A partir de la lecture standard du sondage Gallup, nous avons proposé des lectures alternatives sur l'enquête, en sortant des typologies préétablies et en travaillant autrement pour traiter les 13 pays. Cela permet de relativiser les données, de trouver d'autres explications pour le regard que les uns portent sur les autres. On observe un accord global sur les significations de la Méditerranée et sur la pertinence du projet. Le projet méditerranéen a une signification pour le futur. Sans évacuer la Méditerranée comme source de conflit, ils perçoivent que c'est une chance pour les populations. Pour l'avenir de l'UPM, il faut sortir des relations bilatérales et poser le projet au niveau européen pour le rendre crédible. Ce type d'étude permet de relativiser les différences et construire une identité commune, en dépassant les méconnaissances des uns et des autres. Comment interprétez-vous le fait que 88% des Marocains pensent qu'il existe une vérité absolue ? Ce résultat est frappant concernant le rapport à la vérité des Marocains. Cela ne surprend pas, mais ce n'est pas une vérité empirique. Il ne faut pas interpréter ce résultat en disant que cela induit une rigidité dans le rapport à l'autre. Il y a un idéal, impossible à atteindre, mais humainement, il y a des comportements pratiques, d'accommodement, de transaction, de bricolage et de contournement. Pour les Marocains, il y a la Révélation, avec une croyance très forte dans le critère idéal de la norme. Mais cela n'empêche pas de s'adapter aux exigences de la réalité et de s'accommoder avec les exigences européennes. C'est le génie du contournement de la norme pour la fabrication d'une norme opérationnelle. Comment expliquer les surestimations et mésestimations dans les perceptions des deux rives ? Ces décalages dans les perceptions viennent de la force des présupposés, construits en partie par les médias. Le bassin méditerranéen est un espace d'interaction fort. Pour le Nord, ces interactions ont lieu sur un plan direct et physique, avec la mobilité à travers le tourisme notamment ou les populations expatriées. Au Sud et à l'Est de la Méditerranée, ce contact est moins fort et plus virtuel pour des pays comme la Syrie, plutôt fermée. La Méditerranée n'est pas un cadre imposé, c'est un choix politique à faire. Tout est à construire et il y a les ingrédients. Les gens croient à la Méditerranée, cela signfie que quelque chose pour eux.