Heureusement, «Les vertus immorales» (Gallimard, 2009) ont été l'occasion pour Kébir M. Ammi de donner un livre ambitieux et vivant racontant les aventures picaresques d'un Marocain au début du XVIe siècle. Car, pour ce qui est du XXe siècle, ce romancier a la main lourde. Son roman «Le Ciel sans détours» (Gallimard, 2007) m'a donné le sentiment de me trouver devant une construction oiseuse, voire niaiseuse. Avec un aplomb sidérant, l'éditeur prévient en quatrième de couverture : «Une femme, vieille comme le siècle, raconte son histoire, une histoire qui se confond avec celle du Maroc depuis l'occupation par la France en 1912 jusqu'aux émeutes de Fès en 1990.» Toujours la quatrième de couverture : «Le Ciel sans détours est le portrait cette femme libre, courageuse et d'une inébranlable dignité, qui ne transige jamais avec l'époque soumise à des tourments de toutes sortes.» Cette logomachie commerciale mérite d'être confrontée au texte, qui fonctionne sur le principe de la ritournelle creuse et de l'abracadabrantesque. Ainsi, l'héroïne dont on nous dit que «l'évocation de sa vie pleine de rebondissements et de rencontres avec des personnages inattendus, compose une fresque du Maroc avec ses zones d'ombre et de lumière» songe-t-elle, nous précise-t-on, à se rendre invisible. Nous sommes alors à la page78 et l'ouvrage s'est déjà révélé illisible. Mais invisible, comment? se demande-t-on: «J'arrachais leurs ailes aux oiseaux encore vivants et les mélangeais à une tête de rat. Quelquefois, j'y ajoutais le cœur et le foie d'un rongeur. Je piégeais une souris ou une bestiole du même genre. Je leur ouvrais le ventre avec les doigts tandis qu'ils gigotaient encore. (…) Puis j'écrasais l'ensemble avec un pilon, le saupoudrais d'huile d'olive, de sucre, de sel et d'écailles de poisson pourri. (…) Je buvais tout d'un trait. (…) J'ai longtemps cru que j'allais devenir invisible.» C'est sans détours que Kébir M. Ammi se fout du lecteur. Ce qu'il appelle «composer une fresque du Maroc». Le hic, c'est que la même maison, la même semaine, inscrivait à son catalogue un chef-d'œuvre de gravité, de poésie et de violence, «Les Douze contes de minuit» par Salim Bachi. Est-ce à dire que tout s'équivaut ? En douze nouvelles, Bachi fouaille ses souvenirs de l'Algérie des années de terreur. C'est avec les armes du poète qu'il défie l'invivable. Il sonde les reins et les cœurs en arpentant Cyrtha, la ville imaginaire de ses deux premiers romans. Dans des pages qui sont trempées dans la peur, la honte, le dégoût, il fait l'inventaire de séismes à l'intérieur des individus. Rarement cette tragédie collective de l'Algérie des années 90 aura trouvé un dénonciateur aussi ardent, aussi subtil, aussi loyal.La beauté des textes s'adosse vertigineusement à l'horreur de ce qu'ils racontent. «Les Douze contes de minuit» sont le tour de force d'un écrivain, né en 1971, qui interprète en virtuose les lâchetés, les crapuleries et les détresses. On est comme essoré par un tel livre, mais c'est vraiment du grand art. Les pouvoirs de la littérature se dressent ici pour défier les escaliers sanglants de l'Histoire. Bachi a le sens de l'intime et de l'universel. On le lit comme si chacune de ses phrases allait au sacrifice pour nous sauver du désespoir. Salim Bachi n'est pas indigne dans ses nouvelles du film si juste et si émouvant de Tariq Teguia «Rome plutôt que vous» que le réalisateur avait placé sous le parrainage de l'effrayante lucidité de Samuel Beckett dans « Le Dépeupleur »: “Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine.“ Sur les tragiques années 90, en Algérie, la littérature est abondante et, parfois, remarquable. Il n'empêche que le maximum d'émotion, de finesse, de gravité et de justesse se trouve dans « Rome plutôt que vous » de Tariq Teguia qui date de 2007.