Un poème de Mohammed Khair-Eddine écrit à Tanger le 3 septembre 1986 et que l'écrivain disparu en 1995 avait offert à Boujemaâ, barman du Negresco, aura attendu vingt deux ans avant de connaître en Amérique du Nord les «caractères étranges de l'imprimerie», comme les appelait Aragon dans son livre «Je n'ai jamais appris à écrire». C'est seulement à l'automne 2008 que l'universitaire tunisien Hédi Abdel Jaouad a publié dans CELAAN (Review of the Center for the Studies of Literatures and Arts of North Africa) ces vers qui ont pour seul titre le nom de leur dédicataire. La poésie de Khair-Eddine n'est jamais quelconque. C'est limiter son originalité et réduire la part de la nécessité intérieure que d'insister, comme on le fait trop souvent, sur la passion qu'avait notre poète pour les mots rares et précieux. N'a-t-on pas vu tel de ses confrères s'abîmer dans le gnan-gnan pour avoir cru que les mots les plus simples suffisent à fonder un discours et à faire flamber l'imagination ? Lisons cet extrait du poème à Boujemaâ : «ton corps brisé, errant / à l'intérieur du tambour, / et tes simples, tes phéromones / ordinaire nuagé / qui recouvre l'exemple du linceul éternel…/ Décrit par la nuit, je remonte des enfers, / à petit pas / mes os réinventés exsudent / l'éclipse abattue en ton œil, ô Soleil ; / je récupère ma mort/ et l'éclat vert du sable mal entendu / oraison, daigne éclore le feu splendide battant / d'amertume l'oiseau volant dans ce vieux rêve…». Donné en français et en anglais (dans une traduction de Cariad Shepherd) à Boujemaâ s'achève sur une sorte de profession de foi où s'exprime la puissance affirmative du poète, son alliance avec la nature : «Je marche, portant à même / tous les éclairs, frappant / de la cymbale et du galet/ la mer». Oscillant toujours entre la posture du démiurge et le profil du spectre, Mohamed Khair-Eddine n'a jamais perdu, comme poète, sa vocation à la magnitude. C'est en cela qu'il demeure inimitable. Ce numéro de CELAAN (automne 2008) où Hafid Abdel-Jaouad prodiguait cet inédit de Mohamed Khair-Eddine se trouvait riche de textes d'auteurs aujourd'hui défunts ou d'hommages à des disparus. C'est ainsi qu'il s'ouvrait sur un texte datant de 1986 dans lequel Emmanuel Roblès, de l'Académie Goncourt, écrivait à propos de Driss Chraïbi (1926-2007) -que la revue fait naître en 1920- : «Qu'on lise par exemple, son roman «Une Enquête au pays» où s'enflamment tous les ingrédients de l'humour méditerranéen, celui d'hier comme celui d'aujourd'hui. A lire certaines de ces pages, on entend en effet, le rire millénaire qui monte des rivages de la Grèce, de la Turquie, de la Provence, ô Marcel Pagnol et bien sûr du Maghreb, avec ses comédies et ses farces de Rachid Ksentini, de Mahiedinne Bachtrazi et de l'infortuné Mohammed Touri, ami très cher mort sous la torture à Blida pendant la guerre d'Algérie». Le sommaire accueille en outre le texte d'un entretien de Chraïbi avec Lionel Dubois en 1983, la présentation par Eric Sellin d'une série de poèmes que mon cher Farid Jay (1951-2008) lui confia en 1982. C'est dire que ce numéro de revue intitulée Maroc Pluriel / Multiple Morocco mit, on peine à le croire, un quart de siècle à se faire ! Oscillant comme souvent entre délectation et inquiétude, Farid écrivait ceci : «Nous savons cette angoisse que le printemps défait avec la fleur nouvelle au jardin du poème». Et toujours il suggérait presque ironiquement le seul lien qui lui parût valoir : «Vaste comme un mouchoir, une poche, dans la poche des mots». Ensuite, c'était Rachida Madani traduite par Eric Sellin à partir de son recueil «Femme je suis» (Barbare, 1981) tandis que Pierre Joris traduisait Abdellah Zrika et traduction plus rare encore, Abdelkrim Tabbal qui, de Chefchaouen, semblait saluer à la fois Khair-Eddine et Boujemmaâ, au Negresco, rue du Mexique à Tanger : «Au cinquième bar / une chanson d'amour montait jusqu'à la peur / La lanterne rouge était le soleil permanent de la nuit».