Après une longue maladie, Mohamed Choukri, l'écrivain maudit de Tanger, est décédé la semaine dernière. Son parcours intriguant aura été marqué par la recherche de l'authenticité et de la vérité que l'auteur du Rif et de la misère aura été chercher jusque dans son âme. Portrait en rime libre. C'était un homme cru. A la silhouette longiligne et nerveuse, avec des moustaches à l'anglaise, avec un regard perçant d'oiseau de proie. Les cheveux gris depuis belle lurette. Ses yeux balayaient en permanence les rues, les recoins, scrutaient ses interlocuteurs comme pour leur soutirer leurs pensées les plus retranchées. Il avait un air aristocratique que la vie a lentement effacé de sa personne, au fil du temps, de l'alcool, du hash. Mohamed Choukri a traversé son époque en cassant des portes et en criant parfois plus haut que ne pouvait supporter sa voix. Comme un destin tout tracé qui commencera dans la misère et la marginalité qu'il s'appropriera pour revendiquer plus tard son expérience intime.C'était cela sa force, puiser dans son existence les éléments de son écriture, de ses rêves. Jeune, il s'exilera du Rif natal avec sa famille qui avait suivi le père vers les villes du Nord. Pieds-nus, allant à la recherche de son Eldorado, le jeune enfant gardera un goût amer de son enfance, qu'il essayera de retracer dans son premier ouvrage scandaleux, le “Pain nu”.Cette œuvre écrite en arabe, interdite à l'époque, racontera ses périples dans la montagne et la longue route jusqu'à sa ville d'adoption. Violé physiquement par les hommes, maltraité par son père, ayant connu la faim jusqu'à dévorer des racines d'arbustes, Mohamed Choukri a produit une œuvre violente, mal comprise, vite cataloguée comme vulgaire et fantaisiste. Mais c'était bien la vie de Marocains et du destin du Rif en général que nous contait l'auteur. Après sa réhabilitation, près de trente années plus tard, le récit reste un témoignage unique sur l'époque et a inauguré un genre picaresque qui inspirera d'autres auteurs du Nord. Mohamed Choukri était fidèle à sa mémoire. L'écrivain se confondait d'ailleurs avec l'homme. Il a profondément vécu sa condition d'artiste dans la ville de Tanger. Il connaissait Genet, fréquentait la plupart des adeptes de la Beat Génération menée par Paul Bowles et c'est même ce dernier qui le fera connaître au public américain en publiant aux Etats-Unis certains de ses récits. Mohamed Choukri défrayera la chronique, en publiant en 2003 un livre sur Bowles et Tanger. Il y dénoncera le mythe de Tanger, ses gens, la Beat Génération. Ce livre équivaut à un testament, le dernier livre de Choukri où il fait le dernier pas avec sa mémoire… A Tanger, l'homme était saltimbanque et vivait seul dans un appartement situé en face du célèbre cinéma Goya. Il n'avait jamais pensé se marier, parce que semble-t-il, il n'avait jamais trouvé l'âme sœur. Dans un entretien à la Radio de Tanger, Mohamed Choukri avait affirmé un jour qu'il “ne souhaitait pas se marier avec la femme-tabou”.Etrange expression qui montre le froid qu'entretenait l'écrivain avec les vieilles traditions marocaines. On le rencontrait de préférence au bar Negresco, où il avait ses habitudes. Il dominait de sa silhouette imposante le comptoir et lançait des phrases marrantes aux amis qui l'accompagnaient. Toujours quelque chose à dire, le verbe facile, et ce maintien de dandy qu'il traînera jusqu'à la fin de la soirée. Mohamed Choukri n'oubliait pas ses origines. Mais il donnait l'impression d'être toujours pressé, d'avoir l'œil ailleurs, d'être mal à l'aise dans le rôle que la vie lui a donné à jouer. Il ne voulait aucune attache et n'en a point eu de véritable.C'était un frondeur, un casseur d'hommes qui maniait les idées comme il le ferait avec des épées tranchantes. Sa langue littéraire est ce reflet de la violence qui affleurait. Mélange d'argot et de styles modernes, il a réinventé son propre texte dès “le Pain nu” qui demeure son œuvre majeure. On se rappellera que Mohamed Choukri était analphabète jusqu'à l'âge de vingt ans. Oui, c'est à vingt ans qu'il apprit à lire et à écrire l'arabe, avant de relever le défi de cracher sur du papier les affres de son existence. Etait-il heureux ? Lourde question dont la réponse apparaît dérisoire dans la vie d'un intellectuel. La vie est faite de hauts et de bas, l'échelle est toujours ouverte et il ne faut pas chercher plus loin… La vie était à ce point douloureuse et passionnée et l'air de Tanger lui allait à ravir. Pour tout l'or du monde il n'aurait échangé sa ville contre une autre. Quand il recevait chez lui, dans un appartement qui sentait le célibataire, Mohamed Choukri aimait raconter le bon vieux temps, l'âge de toutes les illusions à Tanger, où il se sentait comme assis sur le nombril du monde. La ville le lui rendait bien, puisqu'il était devenu un personnage populaire. On disait : “ah, ce vieux fou de Choukri”, en rigolant quand on venait à penser à lui. Il n'a jamais voulu s'éloigner des gens, préféré les livres aux compagnons humains, ni ne s'est retranché, comme d'autres auteurs marocains, dans son cocon d'écrivain. Il disait : “oui à la vie” en bloc, comme si tout cela était insuffisant et qu'il existait un monde parallèle que lui seul percevait et qu'il voulait atteindre. Mohamed Choukri, grand écrivain ? Qu'importe cette seconde question dérisoire qui alimentera les débats esseulés des critiques … C'est surtout son rapport à l'écriture qui le prémunissait contre toute dérive et lui apportait sa plus grande joie sur terre. Non, ce n'était pas un être aimé, un membre de la famille, mais les mots qui ont bouleversé sa sensibilité en dégageant ce qu'il avait de mieux en lui. Sa vérité, son histoire personnelle qu'il refusait de déguiser. Il avait affirmé un jour : “les auteurs qui écrivent beaucoup de livres le font car ils sont incapables d'écrire la vérité, une bonne fois pour toute”.Et Choukri a agi durant sa vie comme si la carrière d'écrivain lui était venue par accident, sans endosser réellement le rôle d'auteur et d'essayiste, sans chercher à se convaincre de sa mission sur terre. En avait-il une et existe-t-il des missions pour les hommes ici-bas ? Il a surtout vécu, et il n'a écrit que pour raconter ce qu'il ressentait.