Seuls les lecteurs avisés le remarqueront. La Constitution marocaine ne fait nulle part mention de l'égalité homme-femme en matière de droits économiques. L'article 8 de la Constitution de 1996 stipule seulement que «L'homme et la femme jouissent de droits politiques égaux. Sont électeurs tous les citoyens majeurs des deux sexes jouissant de leurs droits civils et politiques». Si l'égalité en matière de droits économiques ne peut être inscrite dans le texte suprême, c'est à cause de la loi sur l'héritage, qui discrimine les femmes. En attendant que la Constitution soit révisée, si tant est que sa révision modifie cette aspect-là, les inégalités entre les sexes en matière de développement socio-économique perdurent. Loi de finances Et pourtant. La loi de finances 2010 consacre 45,5% -soit quasiment la moitié- de son budget général aux secteurs sociaux, ce qui prouvent bien que la volonté d'améliorer les choses est là. Pourtant les politiques publiques peinent à rétablir l'équilibre entre hommes et femmes. Les chiffres sont là pour le prouver : 53,1% d'analphabétisme pour les femmes, contre 21,6% pour les hommes ; une pauvreté touchant 9,1% des femmes contre 8,8% des hommes ; un taux d'activité des femmes de 25,8% contre 75,3% pour les hommes etc. Sans rentrer dans la polémique autour de l'IDH (qui nous classe 130e sur 182 pays), la plupart des indicateurs mondiaux pointent les limites que connait le Maroc en matière de développement. Et plus précisément les inégalités d'accès au développement entre hommes et femmes. Le Forum économique mondial a ainsi établi un classement spécifique appelé «Classement Gap Genre» qui mesure le clivage existant entre les sexes dans différents secteurs, tels que l'économie, la politique, l'éducation, la santé etc. Encore une fois, le Maroc fait figure de mauvais élève puisque nous sommes classés à la 124e place sur 134 pays. Or le rapport indique clairement qu'il existe un lien entre équité des chances entre hommes et femmes, et performance économique d'un pays. Les pays qui n'intègrent pas la moitié de leurs ressources humaines dans le développement courent ainsi le risque de fragiliser leurs potentiels de croissance et de compétitivité. Politiques différenciées Comment expliquer alors que l'effort financier de l'Etat vers les secteurs sociaux ne porte pas ses fruits? «Il faut faire des politiques publiques segmentées, pour répondre aux besoins différenciés des hommes et des femmes, qui sont encore différents dans le monde rural et dans le monde urbain. Ainsi, si l'on parle de 53,1% d'analphabétisme pour les femmes, ce taux monte à 80% dans le monde rural contre 40% pour les hommes. Il faut donc que les politiques de développement rural répondent séparément aux besoin des hommes et des femmes», explique Hind Jallal, Chef de la Division de l'environnement international et nationale au sein de la direction des Etudes et des prévisions financières du ministère de l'Economie et des finances. Les politiques publiques marocaines sont en effet encore pensées globalement même si les différents départements ministériels commencent à prendre conscience des spécificités de chaque groupe, notamment de chaque sexe, et des inégalités qui existent dans l'accès aux richesses. Et c'est là que le Budget sensible au genre intervient. «L'expérience du budget sensible au genre a démarré au Maroc dans les années 2000. Ce qui distingue le Maroc des autres pays, c'est que c'est le ministère des Finances qui est le département pilote et non pas le département en charge des questions de la femme ou du développement social. Pourquoi ce département et pas un autre? Parce que si une stratégie ne se traduit pas sur le plan financier, elle peut difficilement dépasser le stade des vœux pieux. Or là on parle des dépenses publiques, qui sont la traduction financière des politiques publiques, qui sont elles-mêmes l'outil de la volonté publique» détaille Nalini Burn, conseillère régionale en Budgétisation Sensible au Genre (BSG) pour UNIFEM. Autrement dit, la BSG intervient pour contrebalancer une inégalité de fait entre homme et femme en agissant en amont des politiques publiques, au niveau du budget qui leurs sont alloués. Ainsi pour atteindre les objectifs de développement que s'est fixés un pays, il faut des politiques publiques qui ciblent différemment les hommes et les femmes afin de remédier à la différence d'opportunités qui leur sont offertes. Mais qui parle de politiques publiques parle automatiquement des budgets qui vont avec. C'est là que l'on parle de Budget sensible au genre. Le Maroc en exemple Comment alors une notion abstraite comme un budget peut servir à rétablir une inégalité homme-femme ? «Dans un premier temps, il est important de constater les inégalités pour pouvoir utiliser l'outil budget pour que les choses changent. Il y a donc des préalables à l'établissement d'un budget sensible au genre. Il faut d'abord avoir accès aux données qui permettent de constater si l'utilisation du budget permet ou pas de réduire les inégalités homme/femme, pour ensuite y remédier avec un BSG. C'est un chantier qui se met petit à petit en place. Là-dessus le Maroc a une politique assez pragmatique et consensuelle sur la question, contrairement à beaucoup d'autres pays» complète Burn. Pas plus tard que lundi matin en effet, une délégation ivoirienne avait fait le déplacement au Maroc pour s'informer sur la pratique du BSG dans notre pays. «Nous servons d'exemple dans le monde entier. Nous recevons des délégations de tous les coins de la planète pour que nous leur expliquions notre démarche BSG. Nous sommes le premier pays au monde à avoir un rapport genre qui suit la loi de finances. et nous allons même former certains départements des pays du Nord» s'exclame Mohamed Chafiki, directeur des Etudes et des prévisions financières du ministère de l'Economie et des finances. Limites à la BSG Le Maroc prend ainsi doucement le chemin de la BSG. Et ce grâce à la réforme budgétaire de 2002, qui dans un premier temps, a permis d'introduire, du moins en théorie, le budget d'objectifs ; puis avec le rapport genre qui suit la loi de finances depuis 2005, qui, lui, permet une remontée d'informations sur les plans sectoriels de tous les ministères en matière de genre. En effet, pour que l'allocation d'un budget s'accompagne d'un changement réel sur le terrain, il faut être dans une logique d'efficience de la dépense, et donc de budget d'objectifs. Et non pas de budget de moyen comme c'est encore le cas dans la quasi-totalité des pays en voie de développement. «Le véritable changement qu'apporte le rapport genre qui suit la loi de finances, c'est de la visibilité, le ministère des finances fait ainsi remonter des écarts flagrants. Mais il n'a pas de caractère obligatoire, aucun ministère se verra diminuer son budget s'il ne respecte pas une politique sensible au genre» spécifie Jallal. Et c'est là que le bât blesse. Sans introduction dans la loi d'une quelconque contrainte, le genre restera toujours facultatif. Pour l'instant seule une circulaire de la Primature est là pour institutionnaliser le genre. On est donc loin du cas de l'Ouganda où les allocations budgétaires de chaque département dépendent des résultats obtenus l'an passé, parmi lesquels le genre est pris en compte. Un outil mal utilisé Comme l'explique l'experte de l'UNIFEM, le rapport sur le BSG qui accompagne la loi de finances depuis 2005 est un grand pas en avant, mais ce n'est pas un rapport de performance. Et c'est la seconde difficulté d'une politique de BSG. Sans indicateur, aucun moyen d'avoir un base de travail qui permettrait de passer de l'analyse quantitative à l'analyse qualitative. Or l'approche même est encore peu répandue au Maroc. «Nos enquêtes viennent à peine d'intégrer l'approche quantitative, comme par exemple dans celles qui touchent les ménages, mais cela reste limité. Et la dimension genre n'y est pas prise en compte» confirme un responsable du HCP. Dans le dernier numéro des Cahiers du Plan, un article mentionne une étude sur «le développement humain, entre réalités et perceptions». Si la perception des ménages est prise en compte, et est différenciée selon le monde urbain et rural, rien n'est dit sur la différence de perception entre hommes et femmes. Mais le problème d'indicateur de développement rattaché au genre ne touche pas que le Maroc. «Il existe plus de 1500 indicateurs dans le monde, qui touchent de près ou de loin au genre. Or le genre est un concept intégrateur, transversal. Il faut donc un indicateur synthétique qui n'existe pas encore» insiste Chafiki. Enfin dernière limite à la mise en place d'une réelle BSG, l'appropriation par la population du concept, qui reste un peu technique. «Notre travail au ministère est de remonter l'information, c'est à la société civile, la presse, les parlementaires, de prendre le dossier en main pour que cet outil serve réellement» conclu Jallal. Qu'est ce que l'approche genre ? Le genre est une axe transversal qui s'intéresse à la répartition des rôles entre hommes femmes, garçons et filles. C'est-à-dire que l'on pose les questions suivantes : Qui fait quoi? Qui détient les ressources ? Comment sont réparties les richesses ? Et donc au final : Est-ce que la prise de décision est équitable ? «Dans le milieu rural marocain par exemple, c'est la femme qui fait tout. C'est elle qui s'occupe des enfants, du champ, du ménage, de la cuisine, qui va chercher de l'eau, du bois etc… Et elle n'a pourtant aucune richesse, puisque son travail n'est pas reconnu donc pas rémunéré» commente Myrième Zniber-Sefrioui, Conseiller Sénior au PNUD Maroc en charge des questions de Gouvernance et de développement humain. «Prenez encore l'exemple du Sud du pays, où ce sont les femmes qui détiennent le savoir-faire traditionnel (tapis, gastronomie, produits de beauté etc), mais il n'est pas reconnu. Il faut donc faire en sorte de sortir les femmes de la production et les amener à la commercialisation, vers une activité créatrice de revenus» insiste Zniber-Sefrioui. Concrètement, la mise en place d'une approche genre au sein d'un projet passe par une démarche participative en demandant aux femmes leurs points de vue. On remarque alors les facteurs qui limitent l'implication des femmes dans un projet et on fait en sorte d'y remédier. «On fait en sorte d'intégrer le genre dans tous les cycles du projet de la conception à l'application, c'est-à-dire que l'on réalise une étude genre avant chaque projet, où l'on regarde les besoins séparément des hommes et des femmes et l'on s'attache à ce que le projet répondent aux besoins spécifiques de chacun» souligne Fatima Bakass, consultante genre pour l'Agence pour le Partenariat et le Progrès, rattachée au Millénium Challenge Corporation. «Au sein de notre programme pour l'agriculture arboricole par exemple, nous nous attachons à intégrer autant les femmes que les hommes, à ce que les deux sexes aient accès aux formations etc. Concrètement nous nous sommes rendu compte que les femmes bénéficiaient moins de l'aide parce qu'il existait des facteurs de blocage comme le fait qu'elles refusaient de se mêler aux hommes dans les champs. Donc quand on a lancé l'appel pour le réalisation du projet, nous avons inscrit dans les termes de références qu'il fallait que les femmes soient encadrées par des femmes et qu'il y aurait des champs réservés aux femmes. On adapte ainsi les projets selon les contraintes qui pèsent sur les femmes pour diminuer les inégalités et in fine la pauvreté » poursuit Bakass.