C'est cette phrase anodine, mais néanmoins assassine qu'un ami m'a lancée hier, alors que je discutais tranquillement avec lui de ce qui, à mes yeux, bloquait le développement de notre pays. Il faut dire que je suis un râleur chronique, et quand je ne râle pas, c'est que soit je suis malade, soit je dors. D'ailleurs, selon ma femme, il paraît que même quand je roupille, je râle dans mes rêves. Mais, je vous jure que ce n'est pas un caprice d'enfant gâté, mais, pour moi, râler est une réaction humaine très saine, et c'est le contraire qui est inquiétant. Ceux qui ne protestent pas sont, à mes yeux, des gens anormaux. Je ne sais si c'est un hasard, mais, en général, les gens qui ne râlent jamais ce sont ceux qui trouvent toujours que la situation est «normale». Ils affirment sans sourciller et sans état d'âme, par exemple, que c'est «normal» de griller un feu rouge, que c'est «normal» de graisser la patte au flic ou au gendarme quand on fait un excès de vitesse, que c'est «normal» de ne pas faire la queue quand on n'a pas le temps de la faire, que c'est «normal» qu'un ministre ou tout autre haut fonctionnaire tape dans la caisse en cas de besoin, que c'est «normal» quand on ne gagne pas beaucoup, de ne pas tout déclarer au fisc, que c'est «normal» qu'un agent de l'Etat ou autre favorise un parent ou un proche pour l'acquisition d'un marché, que c'est «normal» qu'un responsable prenne de temps en temps des vacances hors congé histoire de passer du bon temps, que c'est «normal» de faire tout ce qu'on ne fait pas ailleurs, parce que, tout simplement, on est au Maroc, et que tout ça, et bien d'autres choses encore, c'est tout à fait normal. «Mais, non, ce n'est pas normal !», ai-je crié à mon ami. «Mais, tu n'as rien compris au Maroc !», m'a-t-il aussitôt rétorqué. Cette phrase a été dite dans un ton presque désespéré. Il me regardait comme si... je n'étais pas normal. Ou pire : que j'étais un attardé mental. II me regardait avec pitié. Il semblait se lamenter sur mon sort. Il semblait vraiment désespéré. D'ailleurs, il m'a quitté sans même me dire au revoir. Pour lui, j'étais sans doute un cas irrécupérable. «Tu n'as rien compris au Maroc !». Cette phrase qui ressemblait à une invective résonna dans ma tête durant plusieurs heures. C'est bizarre, mais j'avais l'impression de l'avoir déjà entendue quelque part. Oui, j'en étais sûr. Mais, où ? Qui ? Pourquoi ? Non, non, je l'ai lue. C'est ça. Je me souviens maintenant. En vérité, ce n'était pas exactement cette phrase, mais une autre qui lui ressemblait étrangement. «Tu n'as rien compris à Hassan II». C'est le titre d'un recueil de nouvelles édité par Fouad Laroui, notre écrivain national expatrié aux Pays-Bas, peut-être pour s'élever au-dessus des bassesses d'ici-bas. Il nous racontait dans ce livre que c'est Hamid Berrada, grand journaliste, reporter, animateur, mais encore..., qui, sans doute excédé par le discours railleur et ravageur de son interlocuteur, lui avait jeté cette phrase à la figure, comme pour lui dire, sans oser le lui dire, qu'en fin de compte, il n'était qu'un imbécile qui ne comprenait rien à rien. Croyez-moi, il n'y a pas pire que d'être pris, de surcroît par un proche, pour un débile, surtout, quand vous êtes convaincu – ce qui est mon cas et probablement celui aussi de notre ami Fouad – que vous êtes des gens, disons, plus ou moins intelligents. Je pense qu'après avoir entendu des phrases de ce type, on ne peut plus avoir une vie «normale». Et vous savez pourquoi ? Parce qu'on ne sait plus si un jour on sera capable de comprendre quelque chose à ce pays.Et vous ? Bon week-end quand même.