Les Echos : Cela fait une trentaine d'années que vous êtes spécialisé dans le traitement du conflit israélo-palestinien. Comment un journaliste peut-il arriver à rester neutre, à ne pas prendre partie dans le traitement de ce type de conflits ? Charles Enderlin : Finalement, on n'est jamais considérés comme neutres. À partir du moment où on utilise les mots de «territoires occupés» et de «Cisjordanie», et non pas de «Judée-Samarie» et de «territoires administrés», les Israéliens considèrent que vous êtes à gauche et pro-palestinien. J'habite là-bas depuis longtemps, je suis juif, Français, Israélien. On me considère nécessairement comme quelqu'un qui a viré. À partir du moment où vous appelez les choses par leur nom, vous êtes considérés comme étant de l'autre côté. Lorsque vous utilisez les termes de «territoires occupés», cela vous est-il imposé par la chaîne (France 2) pour laquelle vous travaillez ? On ne m'impose rien. J'utilise les termes de la communauté internationale. Si pour les Nations Unies, le gouvernement français, l'Europe, ce sont des «territoires occupés», j'utilise le terme «territoires occupés». Et les Israéliens peuvent dire ce qu'ils veulent. Quel est votre jugement sur le traitement de la question par les médias arabes ? Je ne porte pas de jugement sur le traitement par les autres médias. J'ai déjà assez de mal avec mon traitement de l'information. Même s'il est vrai que j'ai l'impression que la chaîne Al Jazeera a un parti pris très fort. Vous avez également une presse communautaire juive française qui est tout à fait à l'opposé, et qui traite cela comme un conflit contre l'antisémitisme mondial, en faisant l'amalgame entre antisémitisme et critique de la politique israélienne. Donc dans les deux camps, vous avez des personnes qui refusent le dialogue et qui exigent que vous utilisiez leur langage. Il faut essayer de rester quelque part au milieu. En tant qu'Israélien, comment faites-vous pour avoir accès aux dossiers palestiniens ? Je ne me définis ni en tant qu'Israélien ni en tant que juif, ni en tant que Français. Dans ce travail, je me définis en tant que journaliste. Chacun des deux camps peut porter sur moi l'avis qu'il veut, moi je ne fais que mon travail. Dans mon dernier livre, «Le grand aveuglement», je raconte comment les autorités israéliennes, militaires et sécuritaires ont aidé la «Jamaa islamiya» du Cheikh Yassine, qui est devenue le cœur du Hamas. J'ai réalisé des interviews d'anciens hauts fonctionnaires des services secrets israéliens, et certains me lançaient : «Tu as raison de raconter cette histoire. Tiens, j'ai des documents qui pourront te servir». Je suis également reçu par des gens du Hamas, qui veulent me montrer la vie dans les territoires, qui est très dure. Les gens ont envie de raconter leur histoire, de montrer qu'ils ont raison. Et en fin de compte, c'est à moi de juger. Au lendemain de la diffusion des images de Mohammed El Doura, une campagne a été montée pour vous décrédibiliser. Comment un journaliste sort-il indemne de ce genre de situation ? Cela peut arriver à n'importe quel journaliste. Si ça n'avait pas été Mohammed El Doura, cela aurait été un autre. Mais il est vrai que ça en devient insupportable lorsqu'ils s'attaquent à votre famille. Des lettres ont même été envoyées à mon épouse. C'est ce qui est le plus lourd. Mais pas pour moi personnellement. Mes livres se vendent, mes films se regardent, j'ai le soutien de la rédaction, il n'y a aucun problème. Donc vous n'avez pas de regrets à ce niveau-là... Je ne regrette jamais un reportage que j'ai fait parce que ces reportages représentent une réalité. On aime ou on n'aime pas. Je n'ai jamais regretté ni Mohammed El Doura, ni les autres. Même si parfois après une diffusion, on se fâche avec les gens. Pendant cinq ans, Mahmoud Abbas ne voulait pas me parler. Et on a fini par faire la paix. En parlant justement de paix, quelle sera, à votre avis, l'issue de ce conflit ? Je n'en ai aucune idée. Je pense que la fenêtre d'opportunité d'un accord est en train de se refermer. D'abord concrètement, sur le terrain, l'élargissement des colonies qui à un moment ou à un autre aura dépassé une ligne rouge, qui verra tout espoir de création d'un Etat palestinien viable s'éloigner. On aura des blocs palestiniens entre des blocs israéliens. Ehud Barak, le ministre israélien de la Défense, dit parfois des choses très vraies. S'il n'y a pas d'accord avec les Palestiniens, cela va évoluer vers une minorité juive, qui aura le contrôle d'une majorité arabe. Et ce sera un Etat d'apartheid. Je crois qu'il a raison. La deuxième grande raison, c'est une raison démographique. La nouvelle génération de jeunes Palestiniens arrive. Il y a seulement une dizaine d'années, les Palestiniens allaient en Israël, les Israéliens allaient chez les Palestiniens, les Palestiniens travaillaient avec ou pour les israéliens. Plusieurs Palestiniens parlaient hébreu. Les Israéliens faisaient l'effort de parler l'arabe. Ce n'était pas le grand amour, mais une normalité existait sur le terrain. Et cet échange est-il rompu aujourd'hui ? Aujourd'hui, vous rencontrez de jeunes Palestiniens qui avaient cinq à dix ans au début de l'Intifada, et qui n'ont jamais mis les pieds en Israël. Et qui parfois ne sont même pas sortis de leur village. C'est une rupture totale entre les deux peuples, et la seule chose que les jeunes Palestiniens voient, ce sont les images diffusées par El Jazeera et Al Arabia. Mais il n'y a pas de contact direct. C'est une jeune génération qui a vécu la répression, les barrages, les couvre-feu, les check points, la fermeture de l'école, les copains blessés, la mère qui ne peut pas recevoir de traitement médical, la faillite économique. Aujourd'hui, ils jettent des pierres à Jérusalem Est. Même si ça n'est pas encore l'Intifada, je ne sais pas ce que cette génération fera. En tout cas, c'est une jeune génération qui voit l'avenir avec une solution à deux Etats. Biographie Charles Enderlin est né en 1945 à Paris. En décembre 1968, adepte des pensées de Theodor Herzl (fondateur du mouvement sioniste), il décide d'émigrer vers Israël pour vivre dans un kibboutz (communauté collectiviste). Il prend la nationalité israélienne au début des années 1970. Un an plus tard, il entre en journalisme pour une radio israélienne. En 1981, il devient le correspondant à Jérusalem de la chaîne de télévision française Antenne 2 (devenue France 2) et acquiert le titre de grand reporter en 1988. En 1991, il devient le directeur du bureau de France 2 en Israël. Il est également vice-président de l'Association des correspondants de la presse étrangèreà Jérusalem. Ses reportages sur le conflit israélo-palestinien ont suscité des réactions hostiles des partisans des deux camps.