La question du changement climatique à l'heure actuelle inquiète et divise sur beaucoup d'aspects les citoyens, les décideurs socioéconomiques, mais aussi les scientifiques. Ce sont surtout les estimations des impacts de mutations climatiques qui sont souvent objet de polémiques, de scepticisme, voire de tensions. Mais des travaux ont été réalisés et continuent de l'être sur la problématique. Aussi, malgré les incertitudes et discordes qui subsistent encore, il y a un certain nombre de points évidents sur lesquels s'accorde la communauté scientifique mondiale ou du moins une grande partie de celle-ci : c'est que nous sommes en face non plus d'un possible changement climatique, mais d'un nouveau climat, avec des indicateurs climatiques nouveaux. Les scientifiques sont «unanimement» d'accord sur le fait qu'à l'échelle globale il y a une augmentation des températures ces dernières années, que le niveau moyen de la mer augmente, et qu'il y a une migration des zones climatiques. Tout cela a des conséquences énormes sur les économies et la survie des populations (notamment en ce qui concerne la situation alimentaire et sanitaire) dans les différentes régions du monde. Au Maroc, des simulations récentes réalisées par la direction de la météorologie nationale montrent qu'à l'échéance 2070-2080, le pays pourrait connaître une augmentation de température de 2 à 5 degrés ainsi qu'une baisse des précipitations de 5 à 40%, surtout au niveau du Moyen Atlas. Ces prévisions, indique également la direction de la météorologie, seront une réalité si les émissions de gaz à effet de serre continuent sur leur niveau actuel. Des perturbations sont également attendues au niveau des cycles de saison. Aujourd'hui, le Maroc émet environ une tonne de CO2 par habitant, et la température au niveau national a connu une augmentation de 0,16 °C, selon la météo. Aussi, la situation climatique particulière (avec des vagues de chaleurs importantes et des inondations ayant causé d'énormes dégâts) connue à l'échelle marocaine pose de sérieuses interrogations quant aux impacts possibles de ce nouveau climat, de son évolution future au plan mondial et national, et des mesures d'urgence à préconiser. Dans ce dossier, quatre experts jouissant de la reconnaissance de la communauté scientifique mondiale, pour leurs travaux et leur participation aux grandes recherches contemporaines sur le climat, ont accepté de nous décortiquer ces nouveaux phénomènes climatiques et leurs conséquences sur le Maroc. Voici leurs analyses. 1 Le changement climatique comporte une dimension d'informations pour les décideurs socio-économiques. Ces informations sont des outils d'aide à des décisions stratégiques. Il faut donc accorder une attention particulière à la nature des données qu'on examine et à l'information qu'on véhicule. Ce ne sont pas tant les prévisions qui importent, mais la manière dont celles-ci ont été obtenues. Actuellement au niveau de la météorologie, malgré les moyens de qualité dont nous disposons, nos prévisions météorologiques s'arrêtent à dix jours. On peut faire des prévisions sur un, voire trois mois, mais de façon simplifiée, car tout est question d'échelle. Egalement, la DMN réalise des simulations et projections des scénarios de l'évolution du climat allant à la fin du siècle en faisant tourner sur son calculateur à Casablanca des modèles de circulation générale (Arpège-Climat de Météo France) et en recourant à des techniques de descente d'échelle adaptant les prévisions globales à des échelles régionales voire locales répondant aux besoins des secteurs socioéconomiques (le gestionnaire des ressources en eau est intéressé par le bassin versant, l'agriculteur par le domaine agricole, les gestionnaires du littoral se limitent aux 100 km longeant les côtes...) . Plus l'échelle est rapprochée, plus on a une bonne précision sur les prévisions. En matière de température, nous avons observé globalement une augmentation moyenne de 0,75°C à l'échelle mondiale de 1860 à aujourd'hui. À l'échelle nationale, l'augmentation a été de 0,16°C par décennie pour les cinquante dernières années. Bien entendu, les années les plus chaudes compensent les années les plus froides. Aussi, nous pouvons aujourd'hui dire (car nos données le confirment) que nous sommes dans une situation d'élévation des températures à l'échelle globale, avec des vagues de chaleur sensiblement plus importantes que les vagues de froid. De même, il y a au Maroc une migration de certains climats à caractère humide ou semi-humide vers des climats semi arides ou arides. Maintenant, en terme d'émission de gaz à effet de serre, le Maroc émet environ une tonne par habitant, c'est beaucoup moins que la Tunisie ou la Turquie. Mais même si le Maroc n'est qu'un faible émetteur de gaz à effet de serre, il subit quand même les effets négatifs des émissions des autres pays, car l'impact sur le climat est global. S'agissant des perturbations connues par le Maroc cette année, il est certain que cela est une situation exceptionnelle, tant sur le plan pluviométrique (abondance de pluie) que sur le plan de la répartition de cette pluie sur le territoire national. Cette année est exceptionnelle aussi, parce qu'elle suit une année (2008/2009) qui a été, elle aussi pluvieuse. Mais il faut noter quand même, que ce que nous vivons au jour le jour sur le plan météorologique ne peut pas être systématiquement attribué au changement climatique. En météorologie, quand un phénomène est détecté, il faut aussi qu'il soit répétitif sur une longue période (les normales climatologiques se calculent généralement sur 30 ans) pour qu'on puisse l'attribuer à une cause normale ou à une anomalie. 2 On ne parle plus de changement climatique, car le climat a déjà changé et continue de se transformer. On est en face d'un nouveau climat. Tout le monde, même parmi les scientifiques, ne le comprend pas, mais c'est une réalité. Cependant, il y a une chose sur laquelle tout le monde est d'accord, c'est le réchauffement de la planète, lié à la fois à des causes naturelles et à l'action de l'Homme. Cette année, au Maroc on a été confronté à une situation jamais vécue depuis qu'on observe la planète Terre de l'espace. Car, contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, 2009 a été une année très chaude et jusqu'à présent, l'océan continue à se réchauffer plus que d'habitude. Les données que nous avions, montraient alors qu'il fallait s'attendre à une sécheresse. Mais à partir de la mi-décembre, il y a eu un renversement imprévisible dû au bilan énergétique anormalement excédentaire. L'océan étant très chaud par rapport à la normale et le continent moins chaud, cela a abouti à un transfert de température. L'excédent de chaleur a été poussé vers le Nord, générant des tempêtes de neige en Europe et engendrant par la même occasion, une succession de semaines chaudes et pluvieuses au Sud de la Méditerranée, et au Maroc particulièrement. Conséquence, cette situation qui, dans les années 80, s'exprimait par de la sécheresse, nous donne aujourd'hui des pluies. Il faut de ce fait comprendre que les précipitations abondantes que nous avons eues cette année au Maroc sont dues au réchauffement climatique. Cette nouvelle distribution énergétique, au niveau de notre région, est en fait liée à l'affaiblissement de l'anticyclone des Açores, responsable de la sécheresse. Ce qui veut dire qu'il y a un changement de processus dans le système climatique. Cela a été imprévisible et nous avons été dépassés. Aussi, personne ne peut pour l'instant prédire comment ce système climatique va continuer à évoluer dans le futur. Cette situation va naturellement avoir plusieurs conséquences. D'abord en termes de gestion de l'eau, cela remet en cause nos modes de gestion habituelle des ressources hydriques. Au Maroc, nous sommes habitués à gérer le manque d'eau ; aujourd'hui, nous sommes devant une situation où il faut également apprendre à gérer l'abondance de l'eau. Depuis l'année dernière, nos barrages étaient pleins. Cette année, face à cette abondance, nos barrages n'ont servi à rien, ils ont été balayés par l'eau notamment dans le nord du pays. Le barrage d'Al Massira (le plus grand du Royaume après celui d'El Wahda) a débordé pour la première fois depuis sa création. C'est un signal fort qui montre l'urgence à laquelle le Maroc doit faire face. Il faut donc apprendre à réguler l'écoulement de l'eau, de telle sorte qu'à un niveau de remplissage de 60% d'un barrage de cette taille, l'eau soit libérée. Dans l'agriculture, l'un des problèmes qui risquent de se poser au Maroc, c'est que nous ne seront plus capables de cultiver les mêmes essences et de la même manière qu'on le faisait jusque-là. Car, le changement actuel risquerait d'engendrer une croissance rapide de la flore due à l'accélération du cycle de l'eau dans la plante. Par exemple, une plante qui habituellement a besoin d'un mois pour mûrir, prendra moins de temps dans ce nouveau schéma. Et puisqu'il y a déplacement des zones climatiques, ce dérèglement risquerait de faire en sorte que des pays du Nord de la Méditerranée (Espagne, France, Italie...) soient en mesure, par exemple, de produire les mêmes oranges que le Maroc, car ils auront le climat que celui-ci avait auparavant. Le Royaume se retrouvera quant à lui avec un climat du Sud (plus ou moins tropical). Face à ces situations, ce n'est donc plus le coût de l'action à entreprendre qu'il faut considérer mais celui de l'inaction. Et comme il est difficile de gérer une situation nouvelle avec une culture ancienne, il faut réadapter l'ensemble du dispositif existant, que ce soit en matière de gestion de l'eau, de l'environnement que des secteurs économiques. 3Tous les modèles de simulation climatiques prévoient qu'on va faire face à des risques climatiques énormes. En gros, les pays dits en développement seront les plus touchés contrairement à ceux du Nord qui pourraient même bénéficier du réchauffement global. Des pays comme le Canada ou les USA par exemple, pourraient bénéficier de l'effet fertilisant du dioxyde de carbone sur certaines cultures céréalières. Ceci sans oublier le réchauffement de certains types de sols (comme le pergélisol) qui pourraient devenir des terres agricoles et même faciliter la délocalisation des populations du Sud touchées par le climat. Dans ce scénario, le Maroc se trouve coincé entre l'enclume de la hausse du niveau moyen de la mer, pouvant menacer les installations économiques côtières, et le marteau de la désertification pouvant déclencher des migrations climatiques internes qui pourraient s'ajouter à une nouvelle catégorie de réfugiés venus de l'extérieur : les réfugiés climatiques. À cela, s'ajoute un risque accru de sécheresse qui va, entre autres, appauvrir la nappe phréatique, diminuer la superficie agricole et exacerber la salinité des terres arables suite à une irrigation et à un drainage insuffisants. À titre d'exemple, une fiche relative au coût de la dégradation des terres (publiée par le Haut commissariat aux eaux et forêts et à la lutte contre la désertification) indique que «la salinisation affecte environ 160.000 ha, soit environ 16% des terres irriguées, et à un moindre effet à court terme, une superficie 210.000 ha». Selon une autre étude parue en 2006, le Maroc se situe dans une zone où la désertification menace plus de 0,5 % de sa superficie totale, et ce, annuellement. Il est donc à craindre que les coûts ne vont pas se chiffrer en milliards de dollars. Rien que pour la désertification, la fiche citée ci-dessus évalue les impacts économiques à plus de 4 milliards de dirhams. Ajoutés à cela, les impacts sur l'agriculture, sur la production d'énergie, et sur les installations côtières, sachant que plus de 70% de notre industrie sont localisés dans les zones côtières et pourrait être menacés par une éventuelle hausse du niveau de la mer. Face à ces menaces de nature multiple, le Maroc a tout intérêt à mettre l'accent sur les méthodes d'adaptation et de mitigation au lieu de s'attarder sur les moyens de lutter contre les changements climatiques. Car, à supposer qu'on arrête totalement de produire des gaz à effet de serre, la tendance au réchauffement va se maintenir. Notre pays aurait tout avantage à créer un organisme transversal capable de centraliser l'information, coordonner et mener les actions nécessaires pour assurer le monitoring des phénomènes climatiques, recueillir et compiler les données, identifier les axes de recherche pertinents, s'assurer des partenariats au niveau national et international et développer les politiques d'adaptation aussi bien au niveau national que régional. Le Maroc est aujourd'hui sur le point d'adopter une charte nationale de l'environnement. Or, l'environnement étant indissociable du climat, l'interaction des deux concepts doit mener à repenser le projet de cette charte, de façon à intégrer la dimension concernant les mécanismes d'adaptation aux changements climatiques. Du fait que cette charte est appelée à tenir le rôle d'une «loi fondamentale» en la matière, cela va légitimer et engendrer des actions efficaces, notamment par la mise sur pied d'un «observatoire national de l'environnement et du climat» qui constituerait probablement une primeur régionale si ce n'est pas mondiale. 4 Le problème auquel le monde scientifique est confronté aujourd'hui est que personne ne peut prédire ce que serait le climat futur. On peut faire des projections mais pas des prédictions. Cependant, on sait que la vague de chaleur augmente (avec une élévation de la fréquence des jours secs), on sait qu'il y a une augmentation de l'intensité des précipitations dans certaines régions. On sait également que le niveau de la mer monte sensiblement et qu'il y a des régions, notamment les petites îles et les zones de grands deltas (delta du nul, delta asiatique), qui sont menacées dans leur existence même. Et de ce fait, on croit que tous les pays vont être confrontés à un climat qui change. C'est pourquoi, à Copenhague, on a essayé de s'entendre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, de telle sorte à ne pas dépasser une augmentation de la température de deux degrés. Car, les milliards de tonnes de CO2 qu'il y a dans l'atmosphère ne sont rien d'autres que le résultat de centaines de milliards de petits gestes de l'Homme. Si cela a pu créer cet énorme problème climatique, logiquement, d'autres dizaines de milliards de petits gestes responsables peuvent aider à y remédier. Ce que nous devons faire pour limiter nos émissions, c'est surtout d'éviter le gaspillage de l'énergie. Et, la nouvelle est que la limitation de ce gaspillage est possible, car toutes les régions du monde et tous les secteurs économiques ont un potentiel de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Par exemple, le bâtiment est aujourd'hui le secteur qui gaspille le plus d'énergie. Dans beaucoup de pays chauds on installe des systèmes de conditionnement de l'air. C'est un domaine dans lequel la consommation d'énergie est importante. Il faut donc chercher à savoir ce qu'on peut anticiper à ce niveau. On peut certainement concevoir pour le futur des bâtiments moins gourmands, et n'installer de systèmes de conditionnement que là où c'est nécessaire. Cela n'est pas seulement bénéfique sur le plan climatique, ça l'est aussi sur le plan économique. Les citoyens peuvent également interpeller les décideurs sur la question du climat, à travers leurs actions et des choix de consommation privilégiant les produits à faibles impacts sur l'environnement, donc sur le climat. Ce n'est qu'à ce prix-là que nous pouvons sauver notre planète, car nous n'avons pas une planète de rechange.