Les cabinets internationaux se lancent dans une guerre âpre pour marquer leur territoire dans les pays émergents et en voie de développement. Le Maroc figure en ligne de mire. Les donneurs d'ordre du royaume sont de plus en plus séduits par les expertises d'envergure internationale. Pour les cabinets nationaux, c'est l'ère des incertitudes qui s'annonce Jusque là, quinze cabinets, américains pour l'essentiel, contrôlaient 50% du marché mondial du conseil. Ce secteur connaît, (malgré) ou surtout à cause de la crise, une croissance folle évaluée à près de 14% par an. En termes de répartition du volume du chiffre d'affaires suivant l'origine des cabinets, on apprend que les recettes mondiales du conseil se répartissent entre 50% pour les Etats-Unis, 36% pour l'Europe du Nord et 13% pour les zones d'Asie Pacifique. Cependant, de l'avis des analystes, cette cartographie ne risque pas de tenir encore longtemps. Aujourd'hui, une guerre âpre sévit entre les grands cabinets et les mouvements de concentration s'accélèrent. Il y a quelques semaines, sept grands cabinets européens se sont regroupés pour former une méga structure de conseil, sous l'appellation d'Eurogroup consulting. Invité sur le plateau de France 24, à l'émission «Intelligence économique»,Francis Rousseau, président de la filiale française d'Eurogroup consulting, explique l'enjeu du regroupement. «Notre objectif, déclare-t-il, est de contrer l'hégémonie mondiale des cabinets anglo-saxons». Francis Rousseau, souligne également en substance, que le fin secret de la concentration qu'ils viennent d'opérer, c'est de doper leur force de frappe et de créer un modèle européen de conseil. Résultat : Eurogroup consulting se retrouve avec une force de 1.200 consultants, répartis dans 16 pays. Mais la guerre de l'hégémonie entre expertise anglo-saxonne (voire américaine) et expertise européenne, n'aura certainement pas lieu, comme l'espère le patron d'Eurogroup consulting. Dans la liste des mouvements «concentrationnistes» en cours actuellement, la semaine dernière, deux autres cabinets, l'un (Kurt SA) d'expérience américaine et l'autre (Ineum) d'expérience européenne, mais avec une présence au Maroc, ont également annoncé à Casablanca, leur fusion pour donner naissance à un plus grand cabinet dénommé Kurt Salmon. Ils créent ainsi une nouvelle force de 1.600 consultants répartis entre l'Europe, les Etats-Unis, le Maghreb, le Japon, la Chine et l'Australie. Pour Meïssa Tall, directeur associé de Kurt Salmon, «si les regroupements sont désormais une donnée majeure, le ticket gagnant n'est pas forcément les fusions euro-européennes, mais les regroupements croisés, de type euro-américain». Nouveaux relais de croissance De fait, au-delà de la guerre des pôles qui, pour Eurogroup consulting, par exemple, consiste à freiner la force de frappe des cabinets américains en Europe et dans les zones sous influence européenne, la vraie bataille vise surtout à gagner la conquête des nouveaux relais de la croissance mondiale. À ce propos, explique d'ailleurs Meïssa Tall,«aujourd'hui, le vrai challenge pour les grands cabinets, c'est d'aller là où va la croissance». Or, là où va la croissance n'est nulle part ailleurs que dans les pays émergents et certaines zones en voie de développement, comme le Maghreb, le Moyen-Orient et certaines parties de l'Afrique subsaharienne. Ces économies en construction sont en effet fortement consommatrices de prestations de conseil. À titre d'exemple, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, le marché du consulting est estimé à plus de 2 milliards d'euros par an, dont le tiers se réalise dans le secteur des télécoms. Les perspectives de croissance à moyen et long termes sont également prometteuses. Elles sont estimées à plus de 20% dans les années à venir. C'est donc véritablement cette tendance qui justifie les mouvements actuels de concentration. Normal, car pour les analystes aujourd'hui, plus un cabinet a une stature internationale, plus il intéresse les donneurs d'ordre (gros clients de conseil) des pays émergents et des pays en développement. Avenir sombre pour les cabinets locaux Au Maroc, ces grandes mutations semblent paradoxalement laisser de marbre les cabinets locaux. Ils ne semblent pas beaucoup craindre pour leur avenir, quoique les gros marchés leur filent aujourd'hui entre les doigts. Interrogé à ce propos, Hamid El Othmani, directeur de LMS conseil, explique que «la préférence des grands donneurs d'ordre nationaux comme OCP, RAM... pour les cabinets internationaux n'est pas une donnée nouvelle». Cela s'explique, souligne-t-il, par «la capacité de ces cabinets à leur fournir du benchmarking et une meilleure compréhension des enjeux internationaux». Redouane Laâfou, directeur de Prospecom, déclare lui aussi ne pas être inquiet, mais regrette toutefois, «l'atomisation dans laquelle restent confinés les cabinets marocains et qui réduit leur efficacité». Pourtant, des sources d'inquiétude existent bel et bien, pour la simple et bonne raison qu'avec l'offensive internationale actuelle du royaume (notamment la stratégie d'export) de plus en plus de PME nationales prennent la direction des marchés étrangers et s'y implantent souvent. On peut donc logiquement penser qu'à moyen terme, même ces entreprises nationales (pour l'instant chasse gardée des cabinets locaux), seront contraintes du fait de leurs nouvelles ambitions internationales, de s'adresser à des cabinets ayant une dimension globale,ce qui mettrait les consultants locaux dans une situation de vaches maigres, à moins qu'ils n'agissent en conséquence et à temps. A saisir Point de vue : Redouane Laâfou, DG de Prospecom Il est clair que les cabinets nationaux doivent se regrouper pour être plus efficaces, ne serait-ce que pour asseoir l'idée de savoir travailler ensemble. Mais hélas, pour l'instant, c'est l'atomisation qui prédomine sur le marché national du conseil. Une atomisation qui semble même être encouragée par certains donneurs d'ordre, publics notamment, qui préfèrent voir une multitude de petits cabinets se bagarrer pour leurs offres. En dehors de cet aspect, face aux mouvements de concentration qu'on observe aujourd'hui, il me semble qu'il n'y ait pas grand-chose à craindre pour les cabinets locaux. Le monde de l'entreprise, le monde du conseil, comme le monde tout court, sont en train d'entrer dans une nouvelle ère caractérisée par des rééquilibrages. S'agissant des donneurs d'ordre nationaux, ceux-ci recourent souvent aux cabinets internationaux pour crédibiliser leur approche. Or, cette politique peut être erronée, car la crise économique qui a secoué les pays d'origine de ces cabinets montre bien que la pertinence de leur expertise doit quelquefois être nuancée. Point de vue : Hamid El Othmani, DG de LMS Certaines des concentrations actuelles de cabinets sont dictées par les conséquences de la crise, notamment le fait de vouloir résorber leurs problèmes de liquidité. Néanmoins, comme pour toute entreprise, le regroupement permet à ces cabinets de mettre en commun leur portefeuille clients et de bénéficier d'économies d'échelle. Quand un cabinet a une dimension internationale, elle lui offre la possibilité de pouvoir mobiliser rapidement des équipes importantes et de faire profiter ses clients de benchmarking. L'avantage est indéniable et c'est ce qui fait la force de McKinsey par exemple, au Maroc. S'agissant du comportement des grands donneurs d'ordre nationaux, cela n'est pas tout à fait nouveau. De tous temps, ce sont les marques internationales qui mènent le jeu. Déjà, quand un grand donneur d'ordre national comme l'OCP ou RAM lance un appel d'offres, il annonce généralement ses préférences pour les cabinets internationaux, surtout lorsqu'il y a un benchmarking dans la mission. Le cabinet national, n'a donc rien à faire dans ce type de compétitions. Mais n'empêche, celui-ci peut toujours avoir sa chance avec les grands donneurs nationaux sur d'autres créneaux. Interview avec Meïssa Tall, Associé du cabinet Kurt Salmon : «La nécessité d'avoir une présence mondiale est aujourd'hui un fait avéré» Les Echos quotidien: On entend souvent parler de regroupement de grands cabinets. Pourquoi autant de mouvements «concentrationnistes» ? Meïssa Tall : Ce qui est clair c'est qu'aujourd'hui, les grands clients et les grands donneurs d'ordre souhaitent avoir des cabinets d'envergure mondiale, pour les conseiller et les accompagner. Un cabinet qui a une présence locale, qui ne dispose pas de perspectives confirmées, aura du mal à répondre aux besoins des grands clients du conseil. De ce point de vue, la nécessité pour les cabinets d'avoir une présence mondiale est un fait avéré. Comment l'exigence des grands donneurs se concrétise-t-elle alors ? Je vous donne un exemple : Nos clients qui sont de grands donneurs d'ordre européens, souhaitent que nous soyons présents au Maghreb pour les accompagner, d'où la nécessité pour nous de nous développer dans cette région. Une fois sur place, nous nous rendons compte que les acteurs marocains, notamment des clients comme l'OCP, à la fois des acteurs nationaux mais aussi mondiaux, préfèrent eux aussi avoir affaire à des cabinets capables de leur apporter un benchmark, c'est-à-dire des comparaisons avec d'autres acteurs à l'échelle mondiale. La fusion de Ksa et Ineum, répond donc à ces nouveaux enjeux ? Oui, cette union nous donne effectivement une nouvelle synergie et une position d'envergure internationale. Ksa qui est présent aux Etats-Unis, est très fort en tant que spécialiste du retail et Ineum étant généraliste, est bien positionné en Europe, l'ensemble donne un acteur global capable d'intéresser les grands donneurs d'ordre.