Les «Printemps arabes» continuent à se déployer de manière disparate dans les pays concernés, au gré des spécificités locales, de la nature et de l'intensité des interventions exercées par les puissances étrangères, qu'elles soient régionales ou mondiales. La Tunisie, où tout a commencé, met à l'épreuve son nouveau système politique, basé sur une coalition tripartite, dirigée par les islamistes d'Annahda. Elle tente de relancer son secteur privé et partant, son économie, durement mise à mal, dans l'espoir de stabiliser une situation sociale perturbée. Le Yemen vit une difficile ère post-Saleh, en ayant accepté une succession sous forme de «poire coupée en deux», imposée par des voisins fortement influents, mais les ingrédients de l'instabilité demeurent dans un pays pauvre, à forts tiraillements tribaux, traversé en plus par les nombreux mouvements qui secouent une région géostratégique instable. Les pays pétroliers du Golfe, moyennant une connivence occidentale intéressée, ont pour leur part étouffé, soit par des largesses pécuniaires, soit par la force, les velléités revendicatives qui ont éclaté au Bahreïn et parmi des franges de leurs populations, fussent-elles peu nombreuses. Néanmoins, la grogne silencieuse continue, mue par une forte demande de liberté individuelle et de justice sociale. Dans ce contexte, l'émirat du Qatar, petit état et néanmoins richissime, a décidé de jouer dans la cour des grands et étonne à plus d'un titre. Après avoir écarté son père du pouvoir, le jeune roi libère relativement le pays, installe solidement les Américains sur son sol, normalise ses relations avec Israël ou presque, s'arroge une place remarquable au sein d'une Ligue arabe délaissée par ses traditionnels leaders, occupés par leurs situations politique et sociale agitées, n'hésite pas à envoyer ses avions «mirage» combattre en Libye, réussit à ériger la chaîne de télévision Al Jazeera au rang de chaîne internationale, «coupeuse de têtes» au besoin, et investit, tous azimuts, dans des créneaux spécifiques, comme le sport, l'hôtellerie de luxe, les ports... Le Qatar semble réussir plutôt bien. Le Soudan, où le printemps a fleuri prématurément, en scindant l'ex plus large pays d'Afrique en deux états, constitués sur une base ethnico-religieuse. La malédiction de l'or noir lorsqu'il coule dans un pays non démocratique a encore frappé ! Loin de résoudre la problématique économique, cette scission maintient entières les sources de tension entre les deux factions. L'Egypte a, quant à elle, élu de justesse un président frère musulman, qui tente de devenir «président de tous les Egyptiens», et de gérer une période transitoire truffée d'incertitudes, dans un contexte interne marqué par un bras de fer institutionnel et un environnement externe impacté notamment par un voisinage israélo-palestinien explosif et par une tension montante en Méditerranée entre Israël, Chypre, la Grèce et la Turquie. La première puissance historique, culturelle et démographique du monde arabe, ne laisse pas indifférentes les puissances étrangères. Tout dépendra de l'aptitude du nouveau pouvoir à réussir des compromis en tous genres en direction des diverses parties intéressées. Contre la stratégie de l'armée, puissance économique locale, qui joue, justement, le pourrissement économique pour créer le dégoût populaire, les frères musulmans tiennent solidement en mains, pour l'instant, la carte de la rue, en général, et du symbolique Maydan Attahrir, en particulier. Toutefois, cela suffira-t-il ? Tout près, la Libye, où la transition a été la plus douloureuse, a organisé avec succès ses premières élections démocratiques, pour essayer de dépasser les 40 années de non-état. Les Libyens, qui ont voté à près de 60%, contrairement à leurs deux voisins d'est et d'ouest - et peut-être, forts des expériences en cours dans ces deux pays - n'ont pas voulu porter les islamistes au pouvoir. Le Parti de la justice et de la reconstruction, aile libyenne des frères musulmans, et le Parti Al Watan, étaient pourtant pressentis pour recueillir l'essentiel des suffrages. Il n'en a pas été ainsi. La coalition des libéraux aura réussi un coup politique impressionnant en ayant réuni plus de 40 petits partis autour des architectes de la révolution de 2011. Il reste que demain n'est pas de tout repos : rédiger une Constitution, réconcilier les diverges franges de la population et reconstruire un pays où tout manque, à commencer par un état dissous par Kadhafi dans son «utopie» populaire, pour servir ses desseins personnels. Chaos C'est en Syrie que l'actualité reste brûlante. On n'y est pas encore au stade de la transition. Loin de là. Le deuxième printemps meurtrier continue. Plus de 16.000 morts ne suffisent pas aux tenants actuels du pouvoir pour prendre des décisions réalistes, aptes à faire éviter le pire au pays et à toute la région. Il est vrai que les multiples interventions étrangères ne facilitent pas les choses. Même la coalition constituée sous les auspices de l'ONU reconnaît son échec par la voix de son émissaire Kofi Anan : «... à l'évidence nous n'avons pas réussi», reconnaît-il dans une récente interview accordée au journal le Monde. Outre cette reconnaissance, Anan fustige implicitement le comportement des occidentaux et va jusqu'à comprendre la position de la Russie et de la Chine qui considèrent avoir été dupées, lorsqu'ils avaient adopté la résolution de l'ONU sur la Libye, qui a été «transformée en processus de changement de régime, au lieu de protéger les civils». On ne peut quitter la zone, sans rappeler que tout ceci se déroule dans une région où l'organisation non gouvernementale, OXFAM, tire la sonnette d'alarme sur l'impact chaotique des colonies israéliennes sur les populations palestiniennes, en général, et celle de la vallée du Jourdain, en particulier. Dans cette vallée, cela se traduit concrètement par le passage de 86% des terres sous la juridiction des colonies israéliennes. Pourtant, le droit international interdit à l'occupant d'utiliser les ressources d'un territoire occupé à son bénéfice, et pourtant, il n'y a pas de réactions sérieuses. Deux poids, deux mesures, est-on tenté de dire, et pourtant, tout le monde sait que la poursuite des colonisations par Israël, «compromet le processus de paix et... les chances d'un Etat israélien sécurisé». Pour revenir au Maghreb, le cas de l'Algérie qui semble zapper le «printemps arabe» est intrigant. Sauf quand on sait que le «printemps berbère» dure de longue date et que ce pays a déjà connu un printemps généralisé en 1988 où lorsque les islamistes avaient gagné les élections législatives, et que le pouvoir, craignant une évolution à l'iranienne, avait arrêté le processus. Ce qui a déclenché la guerre civile qui a coûté 200.000 morts, des milliers d'exilés et des milliards de dollars de pertes, sans compter le retard économique et social que cet état de fait a généré pour l'Algérie et le Maghreb. L'Algérie, qui vient de fêter ses 50 ans d'indépendance, reste au point mort, avec un pouvoir qui, au lieu d'accélérer les réformes, a préféré amender la Constitution pour garder le Président en poste pour un mandat supplémentaire, malgré sa santé délicate. Un pays riche avec des habitants pauvres, est l'image par laquelle les Algériens décrivent eux-mêmes leur pays. Avec des réserves en devises confortables, une dette extérieure presque nulle, l'Algérie ne dépend pas moins à hauteur de 98%, des hydrocarbures. En somme, la Sonatrach constitue la caisse de l'Etat et l'armée son pilier porteur. Quant aux Algériens, ils ne bougent pas, fatigués semble-t-il de l'instabilité qui a trop longtemps duré, préférant s'en remettre à leurs dirigeants historiques actuels, en les exhortant de remettre les rênes du pouvoir aux jeunes compétences et de lever les obstacles face à la dynamisation du Grand Maghreb, afin de débloquer le développement de la région. D'autant que l'instabilité se précise au sud du pays, dans la large bande sahélo-saharienne où se mêlent des trafics en tous genres et du terrorisme. Le cas du Mali limitrophe est, on ne peut plus explicite et interpelle les pays du Maghreb, et leur allié français. Ils seront obligés d'agir et vite. Face à la détermination extrémiste, les armes risquent de tonner, au grand dam des populations civiles, comme toujours. Par ailleurs, qui a dit que le printemps était exclusivement arabe ? La rive nord de la Méditerranée n'est-elle pas en ébullition également ? Après moult changements de gouvernements, les pavés restent fortement battus dans plusieurs pays européens, surtout en Espagne, où un risque de durcissement n'est pas à écarter. Le tout, aux portes d'un Maroc stable, qui doit continuer à se réformer sereinement et qui est appelé à tenir compte des effets négatifs, exportables, de cet environnement bouillonnant, particulièrement au Sahel et en Espagne, qui pourraient être tentés de faire jouer la diversion extérieure pour détourner l'attention de son opinion publique.