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Inégalités sociales et répartition primaire des revenus. Pour un new deal marocain
Publié dans Les ECO le 07 - 11 - 2018

Dans une tribune précédente, il a été établi que le creusement des inégalités sociales et leurs persistances dans le temps trouvent l'une de leurs origines fondamentales dans une répartition primaire déséquilibrée des revenus. Une valeur ajoutée créée collectivement mais captée principalement par une seule catégorie sociale, en l'occurrence les détenteurs du capital, est insoutenable sur le plan social en déconstruisant l'idée d'une vie commune et d'un destin partagé qui représente le ciment de toute société. Elle l'est également sur le plan économique en risquant d'enfermer l'économie dans un régime de croissance atone caractérisé par une productivité faible et une demande insuffisante. Au Maroc, la répartition primaire des revenus est déséquilibrée en faveur de la rémunération du capital. Pourtant, les deux récents rapports de l'administration publique sur les inégalités (CESE et ministères des Finances, 2018), qui ne font qu'étaler un diagnostic bien connu à l'avance sans proposer pour le moins des solutions concrètes sur le plan redistributif afin d'améliorer le seul aspect de justice sur lequel ils se sont focalisés qu'est l'égalité des chances, n'évoquent nullement cette question du partage de la valeur ajoutée et c'est bien celle-ci qui fait l'objet de la présente tribune. L'idée ici est de prendre part à ce débat en proposant des pistes de réformes de fond qui traitent le problème des inégalités à ses racines :
Piste 1
La fiscalité du Patrimoine
les inégalités du patrimoine sont loin d'être sans effet sur les inégalités des revenus. En effet, l'accumulation de la richesse et sa concentration instaurent des conditions initiales inégales qui se soldent, à la fin de la partie, par des disparités des rémunérations et un renforcement des mécanismes de la reproduction sociale. Ralentir ce processus accumulatif et faire éclater la richesse sur une base populaire plus large est une réforme de longue haleine qui consiste, d'une part, à imposer, sous certaines conditions relatives au seuil, une taxation lourde et progressive sur les transferts de la propriété sous forme d'héritage ou de passation entre les vifs. Cela se justifie par le fait que ces transferts représentent un revenu pour son bénéficiaire qui ne correspond ni à un effort fourni ni à un risque pris. D'autre part, pour le même objectif, l'imposition du stock de patrimoine dormant et non productif peut s'avérer en être un outil efficace. L'accumulation de ce genre de richesse condamne des ressources importantes à rester en-dehors du circuit économique et quand bien même elles y sont introduites, c'est souvent via des comportements spéculatifs de captation de la rente viagère au lieu des investissements productifs risqués. Poursuivant sur les mesures susceptibles de réduire l'écart des revenus dû à une situation financière et patrimoniale initiale inégalitaire, mais en agissant cette fois-ci sur le bas de l'échelle, il serait opportun de pousser plus loin la logique sous-jacente au système des prêts garantis collectivement mis en place par la Caisse centrale de garantie. L'idée est d'instituer des lignes de crédits gratuits et sans aucune hypothèque destinées à une certaine catégorie de personnes et d'entreprises. Quant au financement de ce dispositif, on peut imaginer qu'il soit assuré par les prélèvements susmentionnés sur le patrimoine. En termes de flux, la fiscalité marocaine en vigueur est laxiste pour ce qui relève de l'imposition des revenus versant dans l'accumulation des richesses et ceci en recourant à une myriade d'exonérations fiscales telles que celles dont bénéficient le plan d'épargne entreprise, les intérêts de crédit logement, les indemnités perçues en cas de départ volontaire, les donations de valeurs mobilières, etc. Elle l'est également en se rapportant à la sous-taxation des revenus et profits du capital foncier et financier. Mettre à plat le schéma actuel d'imposition des revenus du capital et des revenus qui l'alimente, et à l'opposé alléger la taxation des salaires situés dans les tranches inférieures de la grille d'imposition sera un pas important vers à la fois une équité fiscale et à terme une égalité sociale.
Piste 2
Une politique nationale des rémunérations
L'élaboration d'une politique nationale des rémunérations du travail constituerait un appui supplémentaire pour un changement de tendance dans la répartition primaire des revenus. Une telle politique aurait comme objectif principal l'institutionnalisation d'un système d'indexation de la croissance des salaires sur un taux plancher composé des taux d'inflation et de la productivité du travail, en tenant compte des spécificités régionales et des contraintes sectorielles. Ce nouveau mécanisme devrait assurer un pouvoir d'achat stable et une demande soutenue, inciter davantage les salariés à réaliser des gains de productivité, et réduire le coût d'un dialogue social interminable. En ce qui est des disparités à l'intérieur même des revenus salariaux, la nouvelle politique des rémunérations pourrait envisager de les contenir par une limitation de l'écart entre les faibles et les hauts salaires, primes et avantages inclus, en commençant par l'appliquer aux entreprises et les établissements publics. Par mimétisme revendicatif, cette règle se propagerait aux acteurs privés, d'autant plus vite que si elle est soutenue par une action publique telle que l'instauration d'un système de labélisation ou de notation des entreprises.
Piste 3
Une politique nationale d'encadrement des prix
Une politique nationale de suivi et d'encadrement des prix appliqués par des branches d'activité où la concurrence ne représente pas la forme optimale d'organisation du marché est à même d'atténuer les inégalités des revenus. Il s'agit des activités qui présentent des barrières à l'entrée de fait de l'existence des coûts fixes élevés, d'une technologie peu accessible ou d'un système d'agréments et de licences; des activités qui s'organisent sous forme de corporations défendant des intérêts catégoriels ; et des activités exploitantes des ressources naturelles épuisables. De par leurs positions avantageuses sur le marché et en l'absence de la régulation publique, ces branches d'activités seraient enclines à pratiquer des prix plus élevés et générer in fine une rente qui verse dans l'accumulation du capital et le creusement des inégalités des revenus. Le cas du secteur immobilier, en l'occurrence, est édifiant en termes de sa capacité à capter de la rente en pratiquant, sur certains segments et dans certaines régions, des prix à l'achat déconnectés des efforts de travail fournis ou des risques (financier et autres) pris par les investisseurs, en profitant d'une rareté créée soit par une fiscalité laxiste du patrimoine, soit par une ruée généralisée vers la propriété. Outre la taxation du patrimoine dormant non productif citée plus haut, deux politiques publiques peuvent s'avérer efficaces pour la maîtrise des prix dans l'immobilier : d'une part, l'encadrement des loyers par zone géographique et par typologie de logement devrait stabiliser les prix à l'achat et, d'autre part, la mise en place d'une politique de logement social locatif à la place de la politique actuelle basée sur le principe de « tous propriétaires » qui a porté le poids des propriétaires occupants à environ 65%. Cette dernière aurait un quintuple effet positif en assurant un logement qualitativement convenable aux moins bien lotis, en réduisant la demande qui profite jusqu'à présent aux rentiers de l'immobilier, en alimentant les caisses de l'Etat, en dégageant de l'épargne pour financer des activités productives et en facilitant la mobilité profesxsionnelle.
Piste 4
Une réorientation de la production nationale
Un rééquilibrage du partage de la valeur ajoutée passe également par une économie capable de créer suffisamment de nouveaux postes de travail. Sur ce point, les politiques sectorielles en vigueur ainsi que les investissements publics entrepris au Maroc ont démontré leurs limites. Du côté des acteurs privés, la situation n'est guère meilleure et leur investissement est en berne depuis presque une décennie. Il devient alors nécessaire de repenser ces schémas obsolètes en s'appuyant sur un nouveau critère d'orientation de la décision publique et du choix des incitations à introduire dans l'économie, qui vise à recentrer la production nationale autour des activités marchandes et non marchandes intensives en travail.
Les outils entre les mains du décideur public pour réorienter l'activité économique sont multiples. Ils peuvent être de nature incitative indirecte qui s'appuient, entre autres, sur la commande publique, la politique fiscale ou le financement orienté de la recherche et développement ; ou basés sur une action directe via la création de nouvelles entreprises publiques ou la prise des parts dans le capital des entreprises privées, notamment parmi celles évoluant dans des secteurs stratégiques (énergies, mines, santé et médicaments, financement de l'économie, communication, transport en commun, etc.). Cela va sans dire que la politique de privatisation dont le spectre vient encore une fois de refaire surface avec le projet de loi de finances 2019 n'est ni pérenne en termes de réduction du déficit budgétaire ni efficace pour l'amélioration des performances économiques et financières des entreprises privatisées. La tragédie de la SAMIR en est un cas d'école !
Piste 5
Un renouveau du syndicalisme
Si le rôle des syndicats est indéniable pour le maintien d'un équilibre dans le rapport de forces lors des négociations salariales dont dépend la stabilisation du pouvoir d'achat des salariés, il n'en demeure pas moins que l'objectif d'un partage plus ou moins équilibré de la valeur ajoutée implique qu'une nouvelle forme de syndicalisme doit émerger. Car les racines de ce partage remontent aux fondements même du modèle économique et social dans son ensemble et ne concerne pas uniquement les actifs occupés mais toute la population en capacité de travailler. Il s'agit d'un syndicalisme d'idées et d'opinions dont la mission dépasse son champ classique d'actions centré sur les intérêts des salariés en poste (revendications salariales, grèves, etc.) pour constituer une force de conception et de proposition de politiques publiques alternatives favorables à toute la classe ouvrière. En usant de la force de l'argumentation, le nouveau syndicalisme serait en mesure d'influencer les choix publics au moment de leur conception et instaurer de fait un équilibre sain entre les différentes parties prenantes. Un équilibre indispensable pour une meilleure répartition de la richesse créée collectivement. Malheureusement, force est de constater que les syndicats aujourd'hui brillent par leur absence dans le débat actuel sur le « nouveau » modèle de développement et le citoyen lambda se retrouve ainsi avec quasiment une seule lecture de la situation de blocage actuelle.
Piste 6
Moralisation des sociétés de personnes
Le tissu productif national est dominé par des structures familiales caractérisées par un comportement dynastique d'accumulation du capital. Ce dernier confère à leurs propriétaires une posture paternaliste d'un bienfaiteur qui crée de l'emploi et sauve des vies de la misère, en faisant abstraction de l'évidente réalité selon laquelle l'action de produire ne peut se réaliser que collectivement avec le concours des salariés et des services publics (éducation, infrastructure, commande publique, etc.). Une autre caractéristique de ces structures est celle relative à la confusion qu'il peut avoir lieu entre la perception de ce qui est bien pour l'entreprise et ce qui l'est pour son propriétaire. Cela est spécifique à leur forme organisationnelle où la décision économique visant à faire évoluer la structure et pérenniser son activité revient à celui même qui détient le capital. De ces deux éléments, le rapport entre employeurs et employés est par définition déséquilibré en faveur des premiers au mépris souvent de toute éthique imposant une convergence dans les conditions de travail entre toutes les parties prenantes du processus de création de la richesse, au mépris parfois des conditions légales du travail, et en déphasage avec l'idée selon laquelle les intérêts de moyen et long terme de la structure elle-même sont tributaires de la qualité de son capital humain. Et c'est ainsi que la moralisation des pratiques des entreprises familiales et les sociétés en personnes devrait être l'une des priorités dans toute quête de réduction des inégalités, en les amenant à titre d'exemple à signer une charte de responsabilité sociale. Une autre catégorie d'entreprise qui se développe de plus en plus et crée des situations de rente en creusant au passage les inégalités des revenus est celle de la sous-traitance à grande échelle. Il s'agit précisément du cas des missions durables qui ne nécessitent pas un savoir-faire particulier inaccessible par l'entreprise commanditaire par ses propres moyens, et qui se justifie uniquement par le risque d'un éventuel défaut de coordination entre l'employeur et les salariés. Au passage, la prime associée à ce risque est chèrement payée par les deux parties. Ainsi, dans une perspective de réduction des inégalités des revenus, il revient à l'Etat d'encadrer le recours à ces pratiques et de trouver un nouveau cadre législatif adéquat facilitant l'aboutissement d'une entente directe entre les employeurs et les salariés de sorte que, d'une part, le risque inhérent à la gestion des salariés (grèves et autres) soit réduit et, d'autre part, les conditions de travail soient meilleures que celles de la sous-traitance. Pour s'y prendre, le premier pas consiste à lister d'abord toutes les activités de sous-traitance qui répondent aux caractéristiques susmentionnées et élaborer par la suite un nouvel amendement greffé au code du travail destiné spécifiquement à l'organisation des négociations des métiers sujets à la sous-traitance.
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Concertations citoyennes
Ces pistes de réflexion sont de nature à transformer à terme en profondeur les modalités de fonctionnement de notre économie en vue d'aboutir à un système plus performant et moins inégalitaire. Leur mise en application n'est pas une mince affaire et doit faire face aux lobbies de grands propriétaires financiers et immobiliers qui à tort ne voient pas d'intérêt dans un éventuel changement des règles du jeu. Elle est impopulaire également parmi les petits propriétaires, et ce de partout dans le monde, qui n'admettraient pas de s'attaquer aux fruits d'un effort d'accumulation d'une vie, bien que l'augmentation de la taille du « gâteau » que permet un système moins inégalitaire leur profiterait davantage comparativement à ce que les grands propriétaires peuvent en tirer. Ainsi, concertations citoyennes à grande échelle et pédagogie doivent être les mots d'ordre pour réussir un tel changement de cap !
Yasser Tamsamani
Economiste affilié à l'OFCE/ Sciences Po Paris et enseignant à la faculté de droit de Casablanca.


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