Le doyen du théâtre marocain Abdelkader Badaoui Parler du théâtre, que ce soit du point de vue théorique, d'exercice et de perspective, occupe sans aucun doute une place axiale dans les préoccupations des élites et des grands décideurs actuels. En parler est tout à fait d'actualité, puisqu'il est lié aux nécessités culturelles et spirituelles des individus et des communautés. Il va sans dire également que parler de ce « père des arts » revient à invoquer les valeurs de la créativité et de la beauté dans nos conceptions intellectuelles en opposition et leurs représentations matérielles dans nos comportements quotidiens. Par ailleurs, il n'y a aucun doute que le raffinement du bon goût, du sens esthétique et de l'interaction humaine avec le vécu sont des objectifs qui ne se réalisent que sur les planches du théâtre, une fois aplanies les contraintes du quotidien et de ses nécessités existentielles, pour les transformer en visions suprêmes dans nos modes de vie et nos systèmes culturels, intellectuels et spirituels imbriqués. Armé de cette manière axiale de pensée et de création, le théâtre a toujours été le porte flambeau de la pensée éclairée et le poseur des bases de nos ambitions légitimes d'améliorer nos conditions en général et à meubler notre espace commun de valeurs humaines nobles. Ces mêmes valeurs sont ce qui caractérise tous les rêves légitimes de développement, de liberté, d'appartenance à notre époque et à ses acquis considérables. L'occasion de ces propos, ou plutôt ce retour délibérément voulu, que j'ai choisi en tant qu'homme de théâtre pratiquant de cet art noble, est la commémoration de la journée mondiale du théâtre, qui coïncide avec le 27 mars de chaque année, non pour ressasser les principes immuables, ni pour se lamenter sur un passé irrévocable. C'est surtout pour re-puiser d'une source pure qui a permis de produire des expériences à l'échelle mondiale qui ont contribué à installer les principes de l'exercice théâtral, dans un système humain créateur et créatif, tout au long de l'histoire de l'humanité.AAAAAA Le théâtre n'a jamais été un luxe d'intellectuels et de créateurs, rêveurs ou utopistes. Il a de tout de temps été une interface grandement ouverte sur des interrogations et des réflexions, pour poser les théories d'une réalité alternative, créée par l'Homme à son propre profit, pour changer cette réalité, y intervenir et la guider vers une ascension briguant l'éternité, portée en cela par le patrimoine immatériel cumulé par les Hommes tout au long de son long processus de développement. Le théâtre est source nourricière des peuples, son arme absolue pour opérer les changements et apporter le sens critique afin de disséquer les raisons des chutes, apporter les conditions du redressement puis de l'essor. Cette mission a été celle de ce noble art dans le monde arabe, pendant les époques premières d'installation et a engendré bien des expériences et des noms, qui se sont accordés à instaurer les conditions de transition vers les valeurs humaines universelles, notamment celle de la modernité, de la démocratie et des droits de l'Homme. Ce fut en fait la réalisation de ce qu'on nommait le théâtre d'avant-garde, qui a pu faire couler sous les ponts bien des eaux stagnantes. Mais, au lieu de se renouveler et de continuer à couler, les eaux du théâtre se sont retirées, pour diverses raisons, dont le plus évident reste l'échec des projets de changement démocratique, la répression des libertés fondamentales, la dégénérescence des mises en pratique des droits de l'Homme, la poussée des légions d'obscurantisme sous couvert de religion et la chute de ce qui reste de valeurs morales et esthétiques dans l'exercice théâtral, après l'hégémonie d'une logique de la banalisation, de l'avilissement et de la corruption, logique devenue monnaie courante pour ceux qui cherchent une gloire usurpée ou une rente financière directe. Le résultat est que les vrais créateurs et le vrai public se sont retrouvés devant deux catégories d'intégrisme abominable, qui divergent dans leurs expressions mais, se rejoignent dans les résultats. La première est rattachée à la montée en puissance de courants religieux extrémistes hostiles à la raison, à la liberté de pensée et de création. La deuxième est rattachée à l'immersion dans la glorification et la commercialisation de l'abjection, de l'avilissement et du déclin du comportement, des mœurs et du discours, pour grand nombre d'œuvres, qui se prétendent appartenir, indûment, à l'activité artistique. Nous vivons désormais une époque marquée par l'abjuration de la culture et la décadence, après avoir perdu la boussole de la pensée sublime, des théories lumineuses et de la contemplation, ainsi que de la productivité matérielle directe. Néanmoins, et en dépit de toute cette noirceur, qui produit dans nos âmes un effet douloureux, j'affirme ma conviction en un théâtre qui continuera à nous orienter dans nos requêtes et nos invitations à sauver ce qui peut encore être sauvé, à travers l'enseignement et la culture, au service de notre rêve collectif d'un changement effectif, et avant tout de la consécration des valeurs de l'esthétique et de la créativité, qui caractérisent la transcendance de l'activité théâtrale souhaitée. Le 27 Mars 2016. Abdelkader El Badaoui