On ne peut sérieusement ambitionner de mettre en place un Etat de droit et continuer à entretenir des zones d'ombre où la loi est bafouée. Entre la promulgation d'un texte et son application, il y a parfois des étendues abyssales. C'est pourquoi les pires dictatures peuvent se prévaloir de lois très avancées, mais qui ne sont que des ornements destinés à la consommation extérieure et servent souvent d'outil de gestion de difficultés politiques. Notre système juridique n'est pas exempt de ces cas, qui en font un système schizophrène. Il se déploie dans deux mondes parallèles. L'un de surface, constitué de lois modernes, et l'autre enfoui, soumis à ses propres règles, où les lois sont appliquées de manière sélective et se transforment en moyen de contrôle et de pression. La meilleure façon de contrôler un homme est d'en faire un hors-la-loi. On ferme les yeux et on l'encourage même à transgresser les règles pour le garder sous la menace d'une sorte d'épée de Damoclès, qui tombe opportunément quand on en a envie. La corruption se nourrit de cette règle. S'il n'y avait pas de lois transgressées, il y aurait certainement moins de corruption. C'est cette instrumentalisation qui explique ces envolées vertueuses et occasionnelles, qui se saisissent subitement de notre appareil juridique. Il sévit durement, après des décennies de «tolérance». Si tout le monde aspire à voir notre justice, promue au rang d'autorité, rompre avec ces pratiques, c'est que nous savons comment elle a parfois été l'instrument de la vengeance, au lieu d'être celui de la justice. C'est par la justice qu'on se débarrasse d'un opposant, qu'on se venge d'un récalcitrant, qu'on élimine un concurrent... Il n'y a rien de plus imprudent que de se servir ainsi de la loi. Personne n'y croit plus, aussi bien les citoyens que les investisseurs étrangers. Pour que la loi soit appliquée, il faut encore qu'elle soit respectée partout. Il n'y a pas à cet égard de lois mineures et d'autres majeures. Quand on tolère la transgression d'une loi, aussi «marginale» soit-elle, on renforce la culture de l'irrespect de toutes les lois. Accepter que les gens transgressent le code de la route parce que ces délits seraient mineurs, ou se montrer tolérant dans le non respect du fonctionnaire de ses devoirs, parce qu'il agite constamment la menace de la grève, revient à renforcer les citoyens dans le mépris des lois. Souvent, le gouvernement ferme les yeux, parce que le coût de la mise en application de la loi est politiquement trop élevé. Les Casablancais se rappellent de ce wali débarqué dans leur ville avec l'ambition d'y remettre un peu d'ordre. Une tâche titanesque, à laquelle notre wali s'est attelé en commençant par l'espace public où se déployait, et se déploie encore, la plus incroyable des offenses à la loi. Un peu comme au far west, les trottoirs au Maroc appartiennent à ceux qui les ont occupés les premiers. Cet espace devient après une propriété acquise et nécessite pour sa libération d'âpres négociations. Pour occuper impunément un espace public, il ne suffit pas d'être le premier. Il faut aussi être puissant ou acheter cette puissance en invoquant la protection monnayée de ceux qui sont censés veiller au respect de la loi. Le combat que voulait mener notre wali s'est transformé en un combat entre la loi apparente et la loi occulte. L'issue du combat, où le wali a fini par abdiquer, nous montre clairement de quel côté se trouve la force. L'espace a toujours été chez nous le lieu de toutes les transgressions. Après avoir toléré les manifestations des jeunes pendant des semaines, le ministère de l'Intérieur s'est rappelé subitement de l'existence d'une loi qui oblige tout manifestant à demander une autorisation pour utiliser la voie publique. Après deux semaines d'échauffourées, cette loi est de nouveau rangée dans les tiroirs. Soit cette loi est mauvaise et il faudrait l'abroger, soit elle est bonne et il faudrait l'appliquer. Mais on ne peut, dans un état de droit, sortir les lois quand cela arrange le pouvoir. Il n'est pas étonnant que notre espace public soit ainsi bafoué par les citoyens qui en font une grande poubelle à ciel ouvert et les marchands ambulants qui y trouvent l'opportunité de traduire leurs difficultés économiques en droits. Le syndrome de Bouazizi fait que l'Etat a encore une fois considéré la transgression de la loi comme un moindre mal et un moyen de faire passer la tempête. Cette stratégie bafoue par la même occasion les droits des citoyens de disposer d'un espace où ils peuvent circuler librement en toute sécurité, et surtout les droits de cette autre frange de commerçants qui sont eux en règle avec la loi et le fisc et qui voient leur chiffre d'affaires fondre comme neige au soleil. Leurs clients ont déserté des lieux transformés en véritable souks avec la saleté, la violence, et les escroqueries qui vont avec. De leur côté, les marchands ambulants ne sont pas dupes. Ils savent pertinemment que la tolérance des autorités ne durera que le temps nécessaire pour que les rapports de force s'inversent. C'est pourquoi ils jouent le pourrissement. Plus ils sont nombreux à enfreindre la loi, plus l'espace qu'ils occupent est grand, plus l'infraction dure longtemps, plus ils négocieront en position de force. Comment leur en vouloir quand ils n'ont fait qu'appliquer la règle de l'instrumentalisation de la loi ? Quand la loi devient un instrument, sa transgression devient la règle.