Les ECO : Marrakech vient de vous rendre un chaleureux hommage. Quel regard portez-vous sur votre carrière? Auriez-vous voulu faire quelque chose autrement ? Juliette Binoche : Je ne peux penser à cela...Comment faire sa vie, comment ne pas faire d'erreurs. On ne sait jamais. Mais à chaque moment de ma vie, je pense avoir fait mes propres choix, ce que je voulais, ce en quoi je croyais...J'ai fais mes choix, mauvais ou bons, ce sont mes choix et je les assume. On sent que vous donnez tout quand vous incarnez un rôle. Vous imposez-vous des limites ? La limite s'impose à moi ! (rires). Ce n'est pas dangereux de camper un personnage, d'aller au delà de ses limites. Pour Camille Claudel, il s'agissait de rentrer dans une situation débordante de vie ! Sa peur est tangible, une peur d'être abandonnée et il fallait choisir quelque chose en moi qui me rappelle cette peur et travailler sur cela. Et rester dans cette situation n'est pas facile parce que vous êtes nue et vulnérable, mais c'est l'essence même du jeu d'acteur : s'abandonner, tout donner, se laisser aller, sinon vous n'avez pas ce privilège d'être acteur. Dans «Par effraction», j'ai vécu la rue avec les gens qui vivent dans la rue. Être confronté à cela est très fort et vous laisse forcément des séquelles. Jouer avec des autistes également, se demander s'il faut les regarder dans les yeux ou pas, comment interagir avec eux, ne pas les déranger. Quelquefois, l'émotion était tellement grande que je pleurais d'une façon inappropriée pour le moment en question. Le réalisateur, Bruno Dumont venait me voir et me disait : tu ne peux pas pleurer comme cela ! Je lui répondais que je n'y pouvais rien, ça devait sortir et c'est sorti... Je ne suis qu'un outil d'autre chose, et cette chose je ne la maîtrise pas toujours... J'étais hantée par Camille Claudel, je me réveillais au milieu de la nuit effrayée, je pleurais sans raison...Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. Mais au fur à mesure, ça change et je commence à voir de la lumière. Alors, jusqu'où êtes-vous prête à aller pour interpréter un rôle ? N'avez-vous pas peur d'aller trop loin ? Le plus difficile est de ne pas s'entendre avec le réalisateur, le rôle en lui-même ne me fait pas peur. On ne me dirige pas généralement, ça ne marche pas comme cela. Des fois, la présence de quelqu'un suffit à faire ressortir beaucoup de vous, quelquefois il faut laisser la magie de l'instant, du moment, l'interaction avec les autres acteurs. Quelquefois, l'ego démesuré des réalisateurs pousse à vous imposer des idées ou des choses malgré tout. Le principal pour moi c'est l'humain, la vie...Quand on commence à imposer des directions, des choses carrées, prédéfinies, où aller, ce n'est pas pour moi, c'est trop intellectuel ! Le plus important c'est de créer quelque chose ensemble, entre acteurs et réalisateurs, et pas seulement des intérêts de chacun en premier... Mais c'est important de rester ouvert, de s'adapter, d'accepter la différence de l'autre. Tu dois juste vivre avec ce que tu as, sinon c'est la guerre. Est-ce que vous avez toujours eu l'amour de la comédie en vous ? Je pense qu'il y a un système de croyance qui pousse une personne à rentrer dans une histoire, à croire en elle sans la connaitre. C'est similaire au fait de jouer la comédie, comme une sortie de compassion naturelle. Je suis déjà dans ce que vous me racontez...Je n'avais pas conscience de cela étant jeune, mais c'est comme cela que j'analyse la situation, car je le vois chez ma fille, par exemple. Nous avons le même système de croyance. Mon fils est complètement différent, il met de la distance dans tout ! (rires). Pour l'anecdote, ma fille joue avec sa petite boîte, avec un serpent à l'intérieur. À chaque fois qu'elle ouvre la boîte, le serpent sort et elle essaye de me faire peur avec cela. Mais ce qui est incroyable, c'est qu'elle a peur à chaque fois qu'elle répète cette scène ! (rires). Parce qu'avec son système de croyance, elle oubliait ce qu'elle avait vu juste avant, parce qu'elle était concentrée sur le moment présent. Est-ce c'est facile pour vous de vous voir à l'écran ? (Après un long silence). Je pense que ce n'est pas de se voir à l'écran qui est facile ou pas, c'est de voir si ce que vous voyez est vrai ou pas. Quand le travail est vrai, vous êtes forcément satisfaite, mais quand cela sonne faux, vous n'avez qu'une seule envie, c'est de vous cacher et de le refaire. C'est facile d'une certaine manière, parce que cela s'impose à vous, c'est devant vous. Mais si ce n'est pas bon, vous acceptez parce qu'accepter ses erreurs fait partie du métier, de la vie...Dans «Bleu», j'aurais fait les choses autrement ou j'aurais voulu refaire pour mieux faire. Dans «Camille Claudel», pareil, il y a une scène que j'aurais aimé corriger, rejouer. Il m'arrive de revoir certains de mes films avec mon coach pour analyser le travail et tenter de faire mieux par la suite. C'est un travail au quotidien et j'aime cela, parce que vous allez au fond des choses, vous apprenez... On ne finit pas d'apprendre, heureusement !