Le cinéma que nous produisons n'est pas encore, en large partie, réflexif. il imite plus qu'il ne signifie et, partant, ne pense pas. il montre, il expose, s'expose et ne s'impose pas. il n'imprime pas plus qu'il n'exprime. il est parfois un exercice d'admiration, souvent scolaire, et toujours hors sol, hors imaginaire. un défilé d'images creuses sur écran plat… Le cinéma au Maroc est, pour tout chercheur un tant soit peu curieux, un sujet d'étonnement sans cesse renouvelé. Avant le cinéma à proprement parler, c'est-à-dire, avant même que l'on entame ou que l'on dispose véritablement de production de films en quantité et en qualité suffisantes, il y a le dictat du discours sur le cinéma. Le septième art, il est vrai aussi, partage avec le théâtre cette même domination du discours sur l'activité elle-même, de la critique sur la production elle-même. L'essence précédant l'existence, dans une inversion de l'existentialisme sartrien, on parle plus que l'on filme ou que l'on produit des pièces de théâtre, et tout cela dans un brouhaha assourdissant et une volubilité insaisissable. D'où une profusion de colloques et de tables rondes sur des thématiques relatives au cinéma, mais parfois sous des angles pour le moins inattendus, voire anachroniques. A preuve, le dernier colloque en date abrité par la Fondation du Roi Abdelaziz à Casablanca et consacré à la relation entre le cinéma et la philosophie. Activité louable à plus d'un titre tant la réflexion sur une telle relation est enrichissante pour les cinéphiles marocains et tous les amoureux du cinéma. Mais on ne peut pas ne pas s'étonner du choix d'une telle thématique lorsqu'on sait que la cinéphilie relève ici quasiment de la franc-maçonnerie ou des activités d'une secte. Quant à la qualité des films produits, elle relèverait de tout sauf de la philo et ses concepts. Car comme l'ont précisé, en simplifiant, quelques intervenants : «La philosophie pense, le cinéma capte. La philosophie est conceptuelle, le cinéma est visuel». Mais une fois que l'on a dit cela et que l'on a appelé Gilles Deleuze à la rescousse pour rappeler que «la philosophie est une usine à concepts», il reste à donner des exemples de films et de théories philosophiques pour argumenter et rendre le propos intelligible, lisible et visible. Il ne s'agit pas ici de faire le procès de cette initiative et encore moins celui des chercheurs compétents qui s'y sont produits, mais de lier localement le sujet au réel, non pas au sens philosophique, mais social, culturel et cinématographique. Localement, ce réel est insignifiant au sens qu'il ne produit pas encore de signes, de sens et de pensée cinématographiques à même de soutenir une réflexion. En clair, le cinéma que nous produisons n'est pas encore, en large partie, réflexif. Il imite plus qu'il ne signifie et, partant, ne pense pas. Il montre, il expose, s'expose et ne s'impose pas. Il n'imprime pas plus qu'il n'exprime. Il est parfois un exercice d'admiration, souvent scolaire, et toujours hors sol, hors imaginaire. Un défilé d'images creuses sur écran plat. C'est une usine à images auxquelles manquent la perception de l'émotion et la subtilité ou l'esthétique de l'affect. Dès lors, comment projeter de la philosophie sur le peu de grands écrans qui subsistent encore ? Pour Deleuze, justement, si l'on s'accorde sur sa définition de la philosophie comme usine à concepts, l'œuvre d'art est «un bloc de sensations, c'est-à-dire un composé de percepts et d'affects». Le percept, par analogie au concept, est entendu ici au sens de perception. Et pour résumer le tout de la plus simple manière en mots et en images dans son fameux «Abécédaire», il précise que «le métier du philosophe c'est de faire des concepts, le métier de l'artiste c'est de faire des percepts». Et c'est ainsi, diront les ricaneurs qui ne tolèrent pas le jus de crâne de cette modeste chronique, que les vaches seront bien gardées. Bien avant Deleuze, Albert Camus avait écrit à propos de La Nausée de Sartre (avant que ce dernier ne tire à boulets rouges sur l'auteur de l'Homme Révolté, précisément à cause de sa révolte contre tout ce qui est rouge sang) cette belle formule : «Un roman n'est jamais qu'une philosophie mise en images». Un film pourrait aussi être vu, entendu ou lu comme tel. C'est ce que propose un excellent livre rédigé comme un manuel de cinéphilosophie que l'on peut lire avec grand profit : «La philosophie sur grand écran» (Editions Ellipses. Poche) d'Olivier Dekens, cinéphile et docteur agrégé en philosophie. Présentant cet ouvrage après s'être interrogé modestement sur l'utilité d'un tel travail, l'auteur précise : «La conviction qui commande l'écriture de ce manuel de cinéphilosophie est que les films, loin de se contenter d'illustrer le propos philosophique, offrent un accès à la réalité tout à fait différent de celui que ménage la pensée, mais comparable à celui-ci par ses objets et par la spécificité de son médium».