Au Maroc, la lecture est un acte aussi rare que l'extase. Non qu'il n'y ait rien à lire (encore qu'une grande partie de ce qui se publie soit d'une qualité qui est en soi un remède contre la lecture), mais parce que cette habitude n'a pas été suffisamment ancrée dans le comportement culturel de nos compatriotes. On ne naît pas lecteur, on le devient. Dans une de ses réflexions caustiques sur ce qu'il appelle «l'art de ne pas lire», Schopenhauer en tire cette conclusion cinglante : «Seul celui qui tire ses écrits directement de son cerveau mérite d'être lu». Ça limite grandement le champ de lecture et ça devrait pousser à plus d'humilité lorsqu'on fait acte d'écrire. Ceux qui besognent dans cette étrange entreprise qu'est l'écriture, notamment au quotidien ou périodiquement, ne sont pas plus concernés que les écrivains ou «écrivants» (comme disait Barthes) qui en ont fait un métier ou un commerce. Lire ou ne pas lire ? Telle est la question aujourd'hui où l'on a accès à tant d'écrits, sous toutes les formes et sur tant de supports. Au Maroc, puisque nous y sommes, la lecture est un acte aussi rare que l'extase. Non qu'il n'y ait rien à lire (encore qu'une grande partie de ce qui se publie soit d'une qualité qui est en soi un remède contre la lecture), mais parce que cette habitude n'a pas été suffisamment ancrée dans le comportement culturel de nos compatriotes. On ne naît pas lecteur, on le devient. C'est un apprentissage qui commence dès l'enfance ou un peu plus tard à la faveur d'une rencontre : d'un ouvrage, d'un instituteur, d'un parent ou d'un ami qui vous pousse à toucher cet objet qu'est le livre lequel, une fois ouvert, vous plonge dans une autre dimension, dans un autre monde. On parle ici bien entendu de la bonne littérature qui ne va pas sans le talent, le style et ce que Schopenhauer entend par «l'écrit tiré du cerveau». On ne peut pas dire que chez nous l'apprenti lecteur dispose d'un choix embarrassant, ni de lieux et d'espace où le livre est présent, disponible et accessible. On a déjà cité lors d'une chronique précédente le cas de la ville de Rabat, capitale du pays, dont les quartiers les plus nantis, Agdal, Ryad et Souissi, ne disposent que de l'ancienne librairie, sise sur l'avenue de France, de deux bouquinistes qui font leurs petites affaires surtout avec les vieux livres scolaires des élèves du lycée Descartes. Seule la belle et étincelante bibliothèque nationale sauve l'honneur de la lecture, dans cet espace des beaux quartiers et pour le grand bonheur des gens du livre de partout ailleurs. Toutefois, son rôle est autrement plus académique en tant qu'espace institutionnel mais c'est aussi bien et c'est cela de pris sur le désert rampant de l'inculture. Quant au centre de la ville, on compte -mais pour combien de temps encore ?- quelques librairies qui vivotent, tirant le diable par la queue et ne s'en sortant qu'une fois l'année à la faveur de la rentrée scolaire. Car il n'est de rentrée que scolaire et comme nous y sommes, il est inutile d'aller chercher un livre de poche ou demander une nouvelle parution. Un cordon de sécurité sépare ces ouvrages de l'espace dédié aux fournitures scolaires et autres manuels prescrits dans les programmes. Cette quarantaine culturelle crée une ambiance bizarre, avec son air de bazar fait de brouhaha et de cliquetis des caisses enregistreuses devant lesquelles des mines renfrognées de faux libraires font de vrais comptes d'apothicaires. Plus renfrognées encore sont les mines de parents désappointés par le prix de tel manuel de grammaire ou telle calculette d'astronautes. Non, M. Eric Orsenna, la grammaire n'est pas une chanson douce ! Mais il n'y a pas que la lecture de romans ou de manuels de grammaire, diront les plus optimistes. Oui, il y a la presse et sa foultitude de titres divers et peu variés. Et pendant Ramadan, on a eu, comme de coutume, des foules de lecteurs spontanés du Coran format de poche que l'on brandit dans les transports publics comme un titre de voyage vers les jardins verdoyants du paradis. Les lecteurs des journaux ont appris que la rentrée littéraire partout dans le monde commence dès septembre suivie des cérémonies des prix. En France, par exemple, la rentrée a enregistré la parution de 701 titres nouveaux. Pour nous consoler, deux compatriotes sont dans le lot et qui sont en plus en lice pour les Prix Renaudot et le Goncourt. Abdallah Taia a vite disparu de la liste mais continue à sourire sur les encarts publicitaires de son riche éditeur le Seuil. Quant à Fouad Laroui, logé chez un petit éditeur, il n'a pas droit aux encarts publicitaires mais il est toujours en lice pour le Goncourt auprès de Michel Houellebecq, Marc Dugain et autres romanciers de renom. Dans le jury du Goncourt, on compte en la personne de Tahar Ben Jelloun, un autre écrivain de chez nous, anciennement «goncourisé». Voilà ce qu'ont appris les lecteurs de la presse qui ont fait leur rentrée littéraire par procuration. Les autres lecteurs, plus pieux zaâma, ont dû sans doute parcourir «sourate al Alaq» (mais ont-ils saisi son sens ? Allahou aâlam) et l'incipit de son injonction : «Iqrâe bismi rabbika…» (Lis au nom de ton Seigneur qui a créé, qui a créé l'homme d'une adhérence. Lis. Ton Seigneur est le très Noble, qui a enseigné par la plume [le calame], a enseigné à l'homme ce qu'il ne savait pas).