Souvent, et par ces temps de margoulins, quand le bà¢timent va, tout s'en va, contrairement à ce qu'affirment certains économistes. Pire encore, lorsque le bà¢ti… ment, tout s'en va. «Même les plus chouettes souvenirs, ça t'a une de ces gueules…», comme chantait Léo Ferré. Combien de temps faut-il pour aimer sa ville natale ? Peut-être cela dépend-il du temps de la réciprocité dans cet amour : le temps de se faire aimer par elle. Or, une ville, aussi natale soit-elle, vous adopte ou vous rejette. C'est bien plus tard que ce sentiment d'absence, appelé nostalgie, vient tenter d'arranger les choses. Ce sentiment se déclare comme un signe du temps qui passe. La nostalgie est une maladie de l'âge dont les premiers symptômes sont des souvenirs éparpillés dans une ville que l'on reconnaît à peine et qui ne vous reconnaît plus. Lors d'un bref séjour à Marrakech, en pleine fin de festival du film, un taxi conduit par un vieux chauffeur engoncé dans une djellaba s'arrête devant le petit hôtel jouxtant l'ancienne gare de la ville. La nouvelle et belle gare futuriste a très vite fait de l'ancienne un monument du temps passé. Elle l'a ringardisée. Comme bien d'autres espaces et habitants de cette ville métaphore. De ce modeste hôtel, enserré entre deux gares, le chauffeur devait me conduire, pour un rendez-vous, dans un de ces palaces rutilants dans le quartier de l'Hivernage. Belle appellation que voilà, car c'est ici que descendent, en hiver, les vieilles cigognes migratrices du nord, afin de réchauffer leurs vieux os sous des palmiers transplantés. Le taximan n'a pas saisi le nom, et donc la direction du palace, homonyme d'un autre hôtel moins prestigieux mais non moins étoilé. Ici, me dit-il, avec l'accent ensoleillé du coin et la subtile ironie qui va avec, on n'a plus de noms de rues : «Biti chi blaça nâamas, hilli biti tssouel bâada ala lhoutil nââmas» (ici monsieur, si vous voulez allez quelque part, il faut d'abord demander le nom de l'hôtel du coin, monsieur). C'est, en effet, la nouvelle toponymie de la ville. Et comme certains établissements hôteliers portent des noms très proches et que les grands groupes rachètent, baptisent et débaptisent à tours de bras, le vieux chauffeur m'avoue être largué. Il faut dire qu'il fut, dans une autre vie, propriétaire d'une calèche. Mais dans ses propos, il n'y a ni nostalgie de l'ancienne époque, ni regrets pour le crottin et le canasson qu'il conduisait. Seulement le sentiment d'être dépassé par la course du temps, doublé d'une légère panique devant le changement rapide dans les constructions, les transformations urbaines ; et surtout la perte de repères topographiques. Il a fait de ma destination, inconnue de lui, une affaire personnelle, une question d'honneur d'ancien cocher qui, d'un coup de brides, guidait le galop de son vieux cheval à travers toutes les artères et les rues de la ville. Après moult détours, il m'a prié de ne pas lui en vouloir d'ignorer le nom de cet établissement et c'est un appel du téléphone portable qui va nous guider tous les deux vers ledit palace. Le comportement de ce chauffeur-là est un doux et généreux démenti apporté à la fâcheuse réputation bien établie des taximen de Marrakech. Il est dans le même temps représentatif d'une large frange de la population locale qui se sent larguée. Son âge et sa profession qui l'amène à aller partout et conduire n'importe qui ne lui sont pas d'un grand secours. Mais il a gardé le bon sens de l'homme qui en a vu des choses et des gens dans sa vie et dans sa ville. Une ville jadis obsidionale mais qui s'est libérée et a poussé au-delà des remparts, par delà les jardins et les palmiers. La cité natale de ce chauffeur ne le reconnaît plus, ou à peine. Mais, lui s'accroche à son passé, ne s'englue pas dans la nostalgie et c'est en cela qu'il est admirable. Comme le sont les gens normaux et de bon sens, ceux qui savent d'où ils viennent, qui ils sont et où ils vont, parce qu'ils font un projet d'avenir pour continuer à vivre ou à survivre. Son projet à lui, c'est de continuer à apprendre les nouveaux noms des destinations, même s'il n'en pense pas moins, même s'il s'indigne que les rues et les places portent des noms d'hôtel et de palaces. La véritable et exacte topographie de sa ville natale est celle de sa propre mémoire. Souvent, et par ces temps de margoulins, quand le bâtiment va, tout s'en va, contrairement à ce qu'affirment certains économistes. Pire encore, lorsque le bâti… ment, tout s'en va, «même les plus chouettes souvenirs, ça t'a une de ces gueules…», comme chantait Léo Ferré. Nos édiles, dans toutes les villes dont le bâti oblitère et enlaidi l'identité, doivent s'en souvenir. Encore faut-il qu'ils aient une mémoire du temps qui passe et une vision du temps qui reste. Il s'agit moins de construire encore plus et toujours plus vite que d'édifier des villes à vivre. Surtout lorsqu'il s'agit de cités qui sont d'abord des lieux de mémoire.