L'écrivain touche-à-tout, Boris Vian, n'était pas qu'un romancier. Chanteur, musicien de jazz et parolier, il est l'auteur de deux albums improbables dont les titres ne le sont pas moins : «Chansons de l'impossible» et «Chansons possibles». Son humour et sa capacité de dérision et d'autodérision imprègnent toute son œuvre littéraire et artistique. En tant que journaliste ayant eu à exercer, par hasard plutôt que par vocation, ce métier improbable à une époque qui ne l'était encore plus, je retiens de lui deux citations que j'avais notées dans un vieux carnet perdu et retrouvé : «Les articles de fond ne remontent jamais à la surface». Et puis celle-là, furieusement d'actualité, aujourd'hui plus qu'avant: «La foi soulève des montagnes mais les laisse joyeusement retomber sur la tête de ceux qui ne l'ont pas». Chacune de ces citations peut être interprétée selon la conception que l'on se fait de l'exercice du journalisme ou la perception qu'on a de la foi. Ici ou ailleurs. Cela dépend donc d'une certaine vérité, de son contexte et de l'histoire que l'on raconte à partir de cette vérité. Or, comme l'écrivait dans son autobiographie Robert Evans, producteur américain de grands chefs-d'œuvre tels «Cotton Club», «Le Parrain» et «Gatsby le magnifique» : «Il y a trois versions pour chaque histoire : la mienne, la vôtre et la vérité». On arrêtera là cette mise en abyme par citations interposées ou croisées, tout en sachant qu'en parlant des «citateurs» compulsifs je me tire une balle dans le pied, moi qui, souvent, aime à citer les auteurs que j'ai lus et appréciés pour partager ce plaisir. Les citations d'auteurs de tous bords, comme les proverbes sans auteurs, lesquels sont par définition anonymes, peuvent dire la chose et son contraire. Les premières sont très souvent brandies par des «causeurs» de salon pour briller en société ou des politiciens en mal de culture générale, et de projet de société, en guise d'arguments électoraux. Ils pullulent dans les réseaux sociaux, se partagent et se répandent. Par manque de culture et de lecture, ce citationnisme viral entretient la confusion et pousse certains à imputer la paternité d'une citation à un auteur contemporain, alors qu'elle a été tirée de l'écrit d'un autre né un siècle auparavant. Pire encore, tel aphorisme lourd de sagesse et d'esprit d'un philosophe connu par ceux qui ont lu ses livres sera prêté à une vedette de la chanson, voire à ce «quelqu'un» vu à la télé, sur YouTube ou autres sites. Mais citer, ce n'est pas toujours tromper. Alors, restons dans ce qui est vrai ou faux, mensonge et vérité, pour signaler et citer un livre de l'écrivain et philosophe François Noudelmann «Le génie du mensonge» (Editions Max Milo. 2015). L'auteur analyse ici le comportement et les œuvres de quelques penseurs et philosophes à travers la contradiction qui consiste à affirmer une théorie tout en vivant le contraire. Comme quoi, même des auteurs consacrés et des penseurs au-dessus de tout soupçon se jouent parfois de la vérité et jouent le jeu du double «Je». C'est cette distorsion entre les idées préconisées et le vécu de ces intellectuels que l'auteur passe en revue en citant les cas d'un Jean-Jacques Rousseau rédigeant un traité sur l'éducation tout en abandonnant ses enfants dans un orphelinat ; ou d'une Simone de Beauvoir prônant un implacable féminisme et mène une vie amoureuse soumise à un amant américain, l'écrivain Nelson Algreen (''Lettres à Nelson Algreen'', Gallimard, 1997). D'autres philosophes et non des moindres sont confrontés ici à leurs contradictions: le philosophe danois Kierkegaard (1813-1853), penseur religieux se nourrissant de la Bible qui écrivait des textes imprégnés de religiosité tout en vivant en libertin; Michel Foucault et ses écrits, justement, sur le courage de la vérité alors qu'il cultivait le secret sur le sida dont il était atteint et dont certains de ses amants ont pâti... Mais si l'ouvrage ne révèle que ce qui était de notoriété publique, il ne condamne pas non plus, ni ne dénonce ces distorsions entre la vérité et le mensonge qui ont marqué la vie de ces philosophes. L'auteur s'attache plutôt à analyser les motivations psychiques qui sont à la base des œuvres de ces penseurs de génie. Sans doute cherche-t-il parfois quelques excuses, et c'est précisément la conclusion de son «génie du mensonge» : «Mentir n'est pas toujours du ressort de la sphère morale et relève plutôt de la division et de la multiplication du soi. Le mot ''mensonge'', pour désigner ces divergences entre l'adhésion intellectuelle à un principe et la vie effectivement menée, doit être délesté de sa charge condamnatoire, car elle empêche de comprendre les raisons psychiques qui motivent de tels écarts». Comme cette chronique n'a pas dit que du bien de certains «citateurs» qui citent comme ils respirent, il me semble opportun de demander pardon pour cette longue citation ci-dessus, tirée d'un ouvrage de qualité mais qui gagnerait à être lu dans son intégralité. Car une bonne citation, bien lue, bien comprise et bien sourcée, est comme la bande annonce d'un bon film qui invite à aller voir de près ce qu'il vaut.