Les barrières entre les mondes étaient bien plus étanches hier qu'aujourd'hui. D'où l'impression de désordre qui prévaut actuellement. Ainsi, dans le quartier Racine, centre commercial chic de Casablanca, des vendeurs ambulants investissent les trottoirs pour vendre leurs marchandises. L'informel s'invite en ce lieu aussi. Sous le Twins, le souk ! Au cÅ"ur de la ville, la campagne. Cette réflexion, nous sommes plus d'un à nous la faire à chaque fois qu'il nous faut prendre le volant à Casablanca. Les embouteillages y ont pris une telle ampleur, l'incivisme des conducteurs une telle proportion que la circulation relève de plus en plus du cauchemar. Il y a quelque temps encore, l'engorgement des boulevards se limitait aux heures de pointe. En dehors de ces moments de rush, une certaine fluidité demeurait de mise. Maintenant, c'est terminé. Quelle que soit l'heure à laquelle on se hasarde dehors, on est pris dans le flot ininterrompu des voitures. Cette explosion de la circulation n'est qu'un des multiples aspects de la métamorphose que connaà®t une ville telle que Casablanca. En l'espace d'une décennie, des changements énormes sont survenus mais plus on remonte dans le temps, plus le contraste se fait abyssal entre ce qu'était cette fille chérie du Protectorat dont on s'extasiait sur l'élégance des dames et la folle joyeuseté des nuits et la mégapole bruyante et désordonnée d'aujourd'hui. Le temps a cette particularité de s'écouler imperceptiblement, sans jamais s'arrêter ni se suspendre. On ne saisit son passage qu'après coup, lorsqu'on s'éloigne et que l'on revient, que ce soit vers les êtres ou vers les lieux. Le propre de la vie veut que tout change et se transforme. Reste qu'il est des changements qui signent l'avancée et d'autres la décrépitude. L'adolescent boutonneux va laisser place à un bel adulte quand les pétales soyeux d'une rose que l'on a connue épanouie se friperont tristement. Mais à la différence de l'homme prisonnier des lois de l'existence et de ses cycles intangibles qui mènent de la naissance à la mort, une ville échappe pour sa part à cette logique. Le temps peut se faire son allié comme son ennemi. Sur le long comme sur le très long terme, elle peut gagner en plénitude et en éclat. Ou, elle aussi, se décrépir et mourir. Depuis sa création, Casablanca symbolise le Maroc moderne. Le Maréchal Lyautey en avait fait son enfant et l'on ne peut nier que, pour ce qui est de l'ancienne cité d'Anfa, le Protectorat français a joué un «rôle positif», laissant des acquis indéniables sur le plan architectural. L'Å"uvre de l'urbaniste Henri Prost perdure malgré les morsures outrageuses d'un temps mal écoulé. Il suffit de venir cueillir l'aube sur l'actuelle place des Nations Unies, quand les pigeons y sont encore les seuls promeneurs pour mesurer la beauté demeurée intacte des lignes et des perspectives. Ou encore aller se promener sur le boulevard Mohamed V en gardant les yeux rivés sur les façades et en essayant de s'abstraire de la laideur environnante. Mais il n'est plus possible d'aborder ce centre-ville, jadis si beau et si élégant, sans un immense sentiment de tristesse. Un patrimoine architectural unique, oà1 le mariage de l'art déco et du style mauresque symbolisait celui de la tradition et de la modernité, est en train de partir en poussière. Certes, les centres se déplacent avec le temps et Casablanca n'échappe pas à la règle. D'autres lieux arborent désormais les signes de la réussite et de la richesse. Mais ils ont quelque chose d'artificiel, comme s'ils manquaient d'assise et n'étaient que des cartons pâte que la première bourrasque pourrait souffler. Le visage présenté par une ville n'est autre que le reflet renvoyé par sa société. En un siècle, Casablanca est passée de 25 000 habitants (en 1907) à plus de 4 millions. Elle présente de ce fait non plus une mais une multitude de faces, son tissu social se structurant autour de réalités contradictoires dont certaines évoluent en parallèle les unes aux autres. Ceux qui ont connu le Casablanca des années 1950-60 évoquent avec une douloureuse nostalgie la ville multiculturelle et multiconfessionnelle d'antan vers laquelle de Paris ou de Genève se tournaient des regards d'envie. Les dames y étaient belles et élégantes, elles sortaient gantées et la jupe froufroutante pour s'en aller virevolter au son des paso doble joués par les orchestres qui se produisaient en plein après-midi dans les cafés chics du centre. Mais cette ville-là , nous rappellera-t-on avec justesse, était celle d'une infime minorité, celle des maà®tres du moment. Les autres, qui n'en étaient pas, étaient frappés d'invisibilité. Du coup, on ne les voyait pas et rien ne venait perturber l'harmonie tranquille des lieux précités. Aux Carrières centrales oà1 s'entassaient les fraà®chement débarqués du monde rural, une toute autre multitude vivait et s'activait. A y réfléchir un instant, les barrières entre les mondes étaient, au fond, bien plus étanches hier qu'elles ne le sont aujourd'hui. D'oà1 l'impression de désordre et d'incohérence qui prévaut actuellement. Ainsi par exemple, dans le quartier Racine, le nouveau centre commercial chic de Casablanca, des vendeurs ambulants commencent à investir les trottoirs pour vendre leurs marchandises à même le sol. L'informel s'invite en ce lieu également. Sous les Twins, le souk ! Au cÅ"ur de la ville, la campagne. Casablanca craque par tous les bouts. A l'image des autres mégapoles du Sud, elle ploie sous le nombre. Tel un bateau ivre ballotté par des vents contraires, elle avance et recule, la tête dans les étoiles mais les pieds dans la gadoue. Quel sera son futur ? Quel sera le nôtre ? Selon la direction dans laquelle on regarde, la perspective change et l'horizon avec. Bien malin qui dira de quoi sera fait demain.