Les «tabbakhates», ces terreurs des cuisines lors des mariages et autres fêtes familiales qui concoctaient des mets succulents pour une foule d'invités sont de moins en moins présentes derrière les marmites. «Etla larme de l'œil rit du bruit de la bouche», écrivait Victor Hugo dans les Contemplations. Ce qui est bon avec l'auteur des Misérables c'est qu'on peut le mettre à toutes les sauces et c'est en cela qu'il est grand. C'est précisément de sauce et de cuisine que l'on veut causer dans cette chronique caniculaire tout en regrettant que les médias n'aient pas accordé la place qu'il mérite à un événement de choix passé quasiment sous silence entre les 18 et 22 juin. Il s'agit, vous l'auriez deviné, du Salon international de la Boulangerie, de la Pâtisserie et des Métiers de Bouche, organisé à Casablanca. Par respect, on tient à mettre des majuscules à tous ces termes relatifs à la bouffe avec une mention particulière pour les Métiers de Bouche. On connaissait les Arts et Métiers et tant d'autres labeurs et formations mais, de boulots de bouche, on n'entendait point parler chez nous. A part les métiers de babouche et ceux du babbouche (escargots) qui n'ont rien en commun, encore que… En tout cas, un métier de bouche, voilà qui est parfait pour gagner sa croûte par ces temps de précarité et de chômage. Mais exercer un métier de bouche est tout un art : l'art de la table justement. Celui-là même que les organisateurs de cette manifestation veulent promouvoir car le Maroc excipe d'une des cuisines les plus raffinées du monde ne cesse-t-on de répéter, à juste titre, à qui veut l'entendre. Seulement, voilà, la bonne cuisine ne s'entend pas, elle ne fait pas de bruit, elle se déguste et se hume. Ce sont, comme dirait l'humoriste Devos, les «mets» que l'on vous sert qui vous «mettent» l'eau à la bouche. D'où les métiers de bouche qui exigent formation et imagination. Et c'est là que le bât blesse car l'art de la table marocaine se perd dans le désert de l'inculture culinaire. Nombre de plats et de recettes ont disparu du menu gastronomique, même dans les restaurants et les palaces les plus huppés. Il n'est que de consulter une carte au hasard pour constater l'indigence et le manque d'imagination. Vous avez le choix entre le tagine de poulet au citron confit, le tagine aux inévitables pruneaux, celui à l'agneau et bien évidemment le fameux couscous aux sept légumes qui va rarement au-delà du chiffre cinq, même en comptant les pois chiches. On me dira qu'il y a aussi la sacro-sainte pastilla réformée par on ne sait quels iconoclastes tendance maoïste qui l'ont fourrée de crevettes et de vermicelles chinois. Comme entrées, vous aurez immanquablement droit à cette appellation incontrôlée et fourre-tout nommée «salade marocaine» et, pour les plus veinards, une tranche d'orange saupoudrée de cannelle en plus de quelques briouate de kefta ou de crevettes. Thé à la menthe et cornes de gazelle comme digestif, servis par un malabar en selham et tarbouch et babouches avant de passer à la caisse. Cela fait des lustres que ce menu est en vigueur dans nombre de nos restaurants et chez les meilleures adresses du pays comme un régime obligatoire ou une prescription redondante. Sur le plan qualitatif, il y a aussi à boire et à manger lorsqu'on examine la qualité des produits, le temps de cuisson et le dosage des condiments. Si la gastronomie, comme le disait l'historien anglais Théodore Zeldin, «est l'art d'utiliser la nourriture pour créer le bonheur» on est de plus en plus nombreux à être malheureux lorsqu'on décide de manger dehors. En plus de la disparition de plusieurs recettes et de la carence d'imagination, la cuisine marocaine est menacée par l'absence de formation adéquate et du renouvellement générationnel. Conçue et réalisée dans le passé par des femmes, la gastronomie marocaine se masculinise difficilement, contrairement à d'autres pays en Europe et en Asie. Les tabbakhates, ces redoutables terreurs des cuisines lors des mariages et autres fêtes familiales qui concoctaient des mets succulents pour une foule d'invités sont de moins en moins présentes derrière les marmites. Il est vrai que certains traiteurs, très rares, ont entretenu la renommée de la gastronomie marocaine au-delà des frontières. Par ailleurs et pour rester positif malgré tout, on peut encore déguster de bons plats en poussant les portes de quelques établissements ici et là non sans entraîner quelques frais de bouche. Mais, tout cela est insuffisant pour nous rassurer sur l'avenir d'une cuisine considérée comme un patrimoine qui mérite d'être préservé. Pour mieux le préserver, le meilleur moyen n'est-il pas de bien le gérer en veillant à la qualité des produits, à la créativité et à la formation de la main-d'œuvre? Car, comme dit le proverbe d'on ne sait quel pays et on s'en tape, «de la main à la bouche se perd souvent la soupe»