Prison centrale de Kénitra Meddah Yehya est un jeune homme qui a très vite vieilli. À 39 ans, il en paraît 60. Les mêmes rides qu'un homme qui a vécu tant de décennies dans l'oubli, les mêmes gestes hachés de celui qui a tant attendu, la même démarche pliée, brisée d'un dos qui a trop cédé devant la lourdeur des jours. Meddah Yehya livre ici pour la première fois un lourd secret qu'il a porté avec lui pendant plus de 16 ans. Il n'a jamais avoué devant le juge le pourquoi de son crime. Il a parlé de honte, du regard des siens, du silence qui l'a étouffé durant de longues années. Condamné à mort pour meurtre crapuleux, il vit dans le couloir de la mort dans l'espoir qu'un jour l'on prenne sa confession faite à LGM en considération pour revoir son jugement. Il fait lourd à l'intérieur de la Prison centrale de Kénitra en ce jour bizarre d'octobre où le soleil refuse de poindre et où la pluie nargue les esprits. L'atmosphère dégage une odeur bizarre qui rend les détenus un tantinet excités. Les prisonniers font leur ronde habituelle, un pied devant l'autre, le pas lent, comme au ralenti, suspendu pour narguer, eux aussi à leur tour, ce temps qui ne veut pas passer. Mais il y a une espèce de nouveauté dans ces lieux. C'est la lumière du jour, le soleil qui pointe au zénith subitement comme pour dire aux hommes qu'il ne fallait pas baisser la garde. Ce soleil qui change les lueurs sur cet endroit. Ces longs accords de couleur. Lumière distillée par les branches de cet arbre isolé. Poussière argentine suspendue sur les crêtes des hommes. Odeur fraîche d'un matin finissant. Volutes de chaleur qui n'écrasent pas les hommes, mais teintent leurs silhouettes d'une impression de légèreté mirageuse. Sur ce fond de couleur blanchâtre, d'imperceptibles touches de bleu argenté, de jaune délavé et des reflets mauves autour des visages. Une patine monocorde enveloppe chaque chose d'un drap aqueux. La prison est ouverte. Le vieux jeune homme Yehya est un ersatz de lui-même. Il ne sait plus comment les jours sont passés à cette vitesse et comment son corps a imprimé sur les parois les plus intimes cette teinte de la vieillesse. Il y a certes le poids des années, l'âge et ses empreintes, la vie et ce qu'elle imprime aux hommes. Il y a le temps qui s'incruste sous la peau et entame son travail de sape. Il y a l'endurance qui demande plus d'énergie aux hommes qui tirent sur le chemin qui leur sert d'existence. On ne peut pas demander à des individus comme Meddah Yehya qui ont payé un lourd tribut à la vie de rester semblables à tous ceux que la vie a épargnés. Les sédiments des épreuves accumulées se voient sur cette carapace endurcie. Et cette vieille carcasse qui vient prendre place devant nos yeux a une telle aptitude à prendre le large, fuir loin des autres, imprimer aux êtres et aux choses d'autres tonalités qu'il ne peut lui-même comprendre ni s'expliquer. Meddah est un être insaisissable, bordé de facettes et de manifestations aussi diverses que contradictoires. On met du temps pour s'habituer à ses variations déroutantes. Pourtant, il y a une seule constante. Cet homme a traversé le temps plus vite que tant d'autres de ses semblables. Irrémédiablement. Le soldat quitte la garnison Pour ce natif d'Oujda dans le village de Moussakine qu'il prononce « Msakine, les pauvres », la vie a été dure. C'est le moins que l'on puisse dire. Yehya a souffert le martyre. Pauvreté, privation, écrasement par les gens, nécessité criarde, bref, une vie de misère qu'il exècre aujourd'hui. Il fera ses études jusqu'au brevet au collège «Joha Al Qadim» à Oujda avant d'aller s'engager dans l'armée comme deuxième classe en 1984. Il y reste deux ans et demi et intègre le bataillon de Beni Oukil dans le quatrième régiment. «Tout aurait pu être évité, mais il me manquait un document. Une fiche anthropométrique que je n'ai jamais pu avoir. La police locale a refusé de me donner ce papier alors que je n'ai jamais eu de démêlés avec les autorités. Là, j'ai été rejeté et cet échec, je l'ai très mal vécu. Je me suis mis à boire. À 21 ans, je n'avais plus d'espoir. Je me voyais haut gradé et partant loin dans cette carrière militaire, mais pour un malheureux papier, on a foutu ma vie en l'air. Oui, je le dis aujourd'hui, c'est ce refus de me donner un papier qui me revenait de droit, qui m'a conduit à ce crime ». L'alcool et les femmes. Puis il rencontre un certain Farid. Ils deviennent proches malgré le nombre d'années qui les séparent. Farid lui trouve un travail chez son frère médecin. Il lui garde un dépôt sans jamais être payé, dit-il. «J'ai demandé à être payé, mais rien n'y fait, on a continué à m'exploiter, mais Farid me dépannait, ce qui faisait que je tenais malgré ma colère». Mais les choses se compliquent quand Yehya devient récalcitrant. « Un jour Farid m'accuse d'avoir volé des choses à son frère médecin. Là, ça a failli dégénérer entre nous. Mais heureusement je me suis vite calmé. Mais un jour, nous étions dans une chambre, c'était vers les 16 heures 30. Il me redit encore une fois qu'il y a des objets qui ont été volés chez son frère. Il m'a accusé de vol et je l'ai très mal pris encore ; le lendemain les choses ont pris une autre tournure. Farid est venu me dire que je ne travaillerais plus avec son frère. Mon père meurt entre temps, et je me suis mis à faire les comptes pour que le médecin me règle. Devant son refus, j'ai été furieux, mais je n'ai rien fait, jusqu'au jour où Farid m'a invité chez lui. Il buvait du whisky. Farid ne voyait que d'un œil. Et là, je vais vous révéler un secret, une chose que je n'ai jamais dite. Oui, Farid quand il a bu a voulu me violer. Il m'a sauté dessus pour me violer. Il voulait abuser de moi. Je me suis défendu et je l'ai frappé avec un truc en fer. Il m'avait pris à la gorge avec son couteau de poche et me disait qu'il fallait que je me laisse faire. Pourtant le jour où la police a ramené sa pièce à conviction, elle a sorti devant le juge un marteau comme arme du crime. C'est faux, je ne l'ai jamais frappé avec un marteau, mais avec une barre de fer. J'ai été jugé pour meurtre avec préméditation et tentative de vol et j'ai été condamné à mort. Alors que je me suis défendu devant un type qui voulait me sauter dessus pour me faire des choses.» Yehya pleure toutes les larmes de son corps. Il hurle son secret. Il se lève, arpente la salle, gesticule, crie et pleure durant un long moment. Puis, il tourne la page et se met à parler de ses recueils de poésie écrits en prison. Deux recueils qui parlent d'amour, de mort, d'espoir et d'une vie autre. Yehya dit qu'il n'a jamais parlé de cela durant plus de 16 ans, parce qu'il avait peur de sa famille, des gens qui allaient dire «que le soldat n'était qu'un pédé. Oui, j'ai gardé le silence alors que le juge lui-même me disait de lui révéler ce que je cachais, mais je n'ai pas pu. Aujourd'hui, je suis prêt et je vous le dis à vous. Oui j'ai tué parce qu'un homme a voulu me violer en me menaçant d'un couteau ». Ce que Yehya ne dit pas c'est peut-être qu'entre lui et Farid, il y a eu d'autres histoires non dites. Peut-être que cette fois la colère avait dépassé le désir et le plaisir. Peut-être qu'il fallait en finir avec Farid pour plier cet épisode. “La mort me fait peur'' Quand un homme s'en va, la prison change de face. Yehya évoque un mort qui est parti il y a de cela plus de deux ans. Il le compare à Farid et pleure encore. Il dit aussi que les détenus évitent d'en parler. Il n'est jamais bon d'épiloguer sur la mort dans son couloir. On biaise avec le sujet ; et l'on suit le long corridor qui mène vers l'air encerclé de la cour pour contourner le sort. Yehya parle de la mort avec véhémence et dit qu'elle lui semble le meilleur allié. Il sait, lui, que la mort rôde derrière ces murs. Insidieuse. Elle ne craint pas la prison, elle n'a pas peur de se faire prendre à son propre jeu. Elle n'a pas peur qu'on l'enferme et qu'on la démystifie. Elle est crainte, elle est imposante, elle est horrible, elle fait toujours peur et, par moments, il y a des prisonniers qui la demandent, qui la veulent, qui l'invitent, la supplient de venir les faucher. Mais elle joue avec eux, mise sur l'attente, se mue en un personnage fort qui marque les hommes. Elle devient ce prisonnier invisible qui nargue tout le monde par son absence obsédante. Et les hommes vivent avec elle, à son ombre. Pour Yehya, elle est cette infime partie de lui-même qu'il porte dans les interstices de son corps. Mais les autres sont là, chaque jour, à attendre le bon vouloir de la mort. C'est elle qui décide de l'instant propice pour marquer de son sceau les mémoires. Elle est reine dans un royaume de fantômes. Yehya pense que la faucheuse peut venir le frapper quand elle le veut et il se laisse faire. Pour lui, cette connaissance est importante pour établir un équilibre de confrontation entre la vie et la mort dans ces lieux. Elle n'est donc pas en terre conquise, la mort. On peut en parler, on peut la provoquer ; on peut lui jeter un sort et même plusieurs sorts ; on peut la conjurer, l'abjurer, la maudire à sa guise. «La preuve, je la veux, et elle ne vient pas ». L'ennemi rapproché Votre corps est votre seul allié. L'indéfectible viatique qu'il faudra entretenir, caresser, préserver pour affronter les aléas et la rudesse de l'isolement. Votre corps est votre capital pour les bons et les mauvais jours encore plus dans le couloir de la mort. Il devient presque une extension de vous-même. Il vous accompagne ; il peut vous prévenir des sales coups ; il peut vous trahir au moment où vous avez le plus besoin de son soutien ou carrément vous lâcher pendant de longues nuits. «J'ai vécu tant d'années en écoutant mon corps. Je crois qu'il a été le seul véritable ami. La seule chose qui m'ait donné la force de ne pas mourir de moi-même» Il faut apprendre à s'arranger avec son corps en prison. Et ici la peine à purger est décisive dans la tactique à suivre. On ne se comporte pas avec son corps de la même façon quand on est condamné à un an ou à vie. L'échéance est reine. Au bout d'un an, on peut toujours espérer reprendre ses habitudes de l'extérieur. À perpétuité, il vous faut adopter une règle de conduite pour la vie. «Une minute est une année parfois. Et souvent des journées entières filent à la vitesse de la lumière. Si tu n'es pas solide, tu perds la tête ici et très vite ». En prison, il y a souvent deux types de comportements : ou l'on sombre dans l'ennui avec ce qui s'ensuit comme dépressions, apathie, morosité et souffrance apparente. Ou alors, on jette son dévolu sur le cadran de l'heure. Là, on s'excite, on bat le terrain, et on quadrille chaque parcelle de la prison. Le prisonnier devient très vite une espèce d'arpenteur affairé. Il a envie de tout savoir, rien ne doit lui échapper, la moindre fuite peut paraître dans l'immensité des murs comme une trahison, un couperet qui peut lui trancher la gorge. «J'ai mes moments où rien ne peut me faire tenir en place. Je marche, je parle, je cours, je fais tout et j'ai l'impression que je ne fais rien ». En attendant la fin Quand on est dans la position de celui qui recule pour ne pas affronter la mort, celui qui va en biais, nous ne sommes plus qu'un condensé du présent sans repères passés. C'est ce que dit Yehya. Les lisières du vécu n'excèdent pas l'instant que l'on vient de sucer jusqu'à la lie en s'y accrochant comme le dernier salut. Nous ne sommes plus qu'un simple ancrage dans l'instant avec, de temps à autre, une légère projection dans l'avenir le plus proche possible qui n'excède jamais ce pas indécis dans l'inconnu. «Et où pourrais-je encore poser le pied ? » Cet état est semblable à la folie. Yehya voit là, dans sa manifestation la plus criarde, l'absence de tout ce que l'on traîne avec nous depuis la naissance. Il n'y a ni acquis, ni repères. On ne vit que cet état d'annihilation qui emporte tout ce que l'on a vécu dans son sillage. Comme dans un immense champ ravagé par une déflagration nucléaire. Tout est soufflé. Restent les décombres invisibles avec, ça et là, des particules de folie qui voltigent. La mémoire est raclée et les sédiments qui remontent n'atteignent jamais la surface. Ils sont happés par d'autres strates de l'oubli qui, cheminant elles aussi vers cette sortie inattendue que leur offrent les trous de mémoire, buttent sur une paroi inviolable. La survie. Qui a traversé les affres de l'irréparable c'est ce que ce mot peut bien vouloir dire. Survivre, c'est le dernier cercle de l'enfer. C'est l'avant et l'après-vie. Survivre, c'est prendre un coin dans un des multiples à-côtés de la vie, que chacun de nous trouve à sa mesure, pour s'y blottir. En termes de survie, c'est là le lot de tous, quelles que soient les illusions que l'on s'administre pour éviter l'irréparable. Est-ce de la force ? Est-ce de la lâcheté ? Il ne peut le dire, mais il sait que pour lui, ce long couloir recèle les plus secrètes craintes tapies dans les fissures des murs, rompant comme ces milliers de fourmis qui ont investi les lieux, et tôt ou tard, il faudra se poser là, droit, vif, alerte, devant chaque ligne fissurée dans le mur et en extraire toute l'essence pour en découdre avec l'inéluctable. Oui, un jour prochain, il n'y aura plus de place au recul. C'est marche ou crève, et si tu t'obstines à résister, tu es fauché par ta propre implosion.