Ibrahim Alkouny Il a remporté le prix Mohamed Zafzaf 2005 à Assilah. Il est à coup sûr avec Abderrahmane Mounif, l'un des plus grands écrivains arabes vivants. Il a fait du désert son univers romanesque. Il lui a restitué sa plénitude, sa force, ses mystères. Il en a fait un monde ouvert, un monde d'humains, un monde à réinventer. Le roman arabe a eu une seconde vie avec les écrits d'Abderrahmane Mounif. Celui-ci lui a restitué une originalité perdue. Un cachet propre. Un monde. Ibrahim El Kouny, l'écrivain libyen, est venu consacrer cette nouvelle approche romanesque. Il a trouvé dans le désert en tant que lieu romanesque un refuge pour posséder une intimité et une identité après l'épuisement des autres lieux narratifs que sont la campagne, la ville et la ruelle. Dans les écrits d'El Kouny, Le désert est un monde clos et ouvert à la fois. Un monde de mystères. Un univers à dimension à la fois mythologique et humaine. C'est un riche patrimoine légendaire. Comme pour Mounif, chez El Kouny, le désert revêt un aspect identitaire et culturel. Un lieu d'ancrage à la fois des traditions, de l'imaginaire et des idéologies. Il y a aussi ce besoin de scruter un microcosme plein. Une minorité humaine qui vit loin des codes établis dans les cités. Cette tendance romanesque dévoile les aspects bédouins de la vision sociale du sacré autour de trois axes : social, politique et mythique. Dans un sens, elle est la plus proche de l'âme arabe, du sens même du lieu habité, du rapport à l'espace. Le désert étant le premier lieu d'habitat des nomades bédouins arabes. Né avec Mounif, développé avec El Kouny, le roman du désert existe bel et bien et marque un réel tournant dans la pensée arabe. Encore aujourd'hui en marge des préoccupations des exégètes arabes, le roman du désert est l'avenir de la littérature arabe qui peu à peu devra s'éloigner des calques occidentaux pour se consacrer à une approche plus en adéquation avec la psychologie du désertique. Il suffit d'un simple tour d'horizon dans la littérature arabe proche du désert pour se rendre compte de la place que prend le sable dans l'imaginaire de l'écrivain arabe. Des textes d'Abderrahmane Mounif (Al-Niyahat) (Les Fins) et Modone al-malh (Les Villes de sel), à ceux d'Ahmad Abou-Dahman Al-Hizam (La Ceinture) et de Moutie Zeid Damag Al-Rahina (L'Otage) aux romans d'Ibrahim El Kouny, entre autres Nazif al-hadjar (Saignement de la pierre, et Al-Tibr (Poussière d'or) le désert est omniprésent. Lieu tutélaire. Lieu central. Lieu infini. Lieu premier. Tous ces écrivains privilégient l'aspect morphologique et mythique qui a fait de cet univers désertique et de son histoire un espace de choix. Chez un immense auteur comme Abderrahmane Mounif, c'est le tabou politique ou la vie politico-sociale post-pétrole qui est mise à nu. Les Villes de sel s'attaque au tabou politique et à la structure tribale de l'autorité. De belles métaphores pour restituer à l'espace son origine idéologique. L'expérience d'Ibrahim El Kouny est basée sur le sacré dans sa dimension mythique, là où les lois tribales dictent les comportements. Entre réalité des lieux et mythe du devenir, le sable atteint à son paroxysme littéraire dans le monde arabe. Extrait de l'Herbe de la nuit " La fille ne tarda pas à quitter la maison de nouveau. La vierge du sanctuaire la trouva blottie dans un coin du mausolée, frissonnant, comme malade. La prêtresse se pencha sur elle avec sollicitude, et la jeune fille gémit. Elle se raidit telle une louve et, d'un ton insolent, menaça la sainte femme : - Si tu tentes de me ramener à la maison, j'irai partout raconter ce que je sais ! La prêtresse recula et s'immobilisa à proximité. - Une femme ne saurait tirer gloire de révéler des choses inavouables!, lui dit-elle sur le ton clément des gens de religion. Sa poitrine dressée se soulevait et retombait nerveusement ; les mèches de cheveux noirs et épais tremblaient. Etalés sur la poitrine, ils frémissaient au rythme de son esprit énervé, semblables aux tiges d'herbe dans la tempête. Elle répéta la menace: - Si tu tentes de me ramener à la maison, j'irai partout raconter ce que je sais ! La prêtresse se couvrit le visage avec le coin de son foulard délavé. Elle parla avec la patience de celui que le destin a chargé de protéger le nomos(1): - Si des paroles honteuses sont prononcées, l'opprobre tombe sur celui qui a parlé et non sur celui qui a écouté. Est-il honorable pour une fille qui a parlé et non su celui qui a écouté ? Est-il honorable pour une fille de mettre sa réputation en péril pour satisfaire une impulsion, en livrant aux gens des choses qu'ils ne doivent pas entendre ? La fille haussa les épaules avec insouciance et écarquilla les yeux, feignant l'étonnement: - Honorable ! Tu parles de l'honneur ? - Il est un honneur supérieur à l'honneur corporel. Un honneur plus grand que l'honneur. S'abstenir de paroles inconvenantes mène au plus noble des honneurs. - J'ignore de quel honneur tu parles, Maîtresse, mais je sais que pour moi l'honneur est un trésor à jamais perdu, et il n'est désormais plus en mon pouvoir de l'offrir à un conjoint. Sais-tu, Maîtresse, ce que signifie pour une jeune fille de ne plus pouvoir disposer de l'offrande que la vie lui a confiée ? Ne dit-on pas qu'elle perd la vie en la perdant ? Si même elle parvient à avoir un conjoint, de quoi pourra-t-elle tirer fierté ? Ou bien crois-tu que la fierté ne s'affiche que devant un conjoint ? Et toi, Maîtresse, serais-tu devenue la prêtresse du sanctuaire si tu n'avais pas eu ton honneur à donner en offrande afin d'être nommée vierge de l'éternité ? " El Kouny en quelques mots Il a commencé sa carrière d'écrivain voilà trois décennies. Son premier recueil de nouvelles est paru en 1974, Al-Salah khareg nitaq al-awqat al-khams (La Prière hors du cadre des cinq moments de prière). Et depuis, il ne cesse de poser des questions touchant tout simplement au cœur de la condition humaine. Son écriture relève du réalisme magique, il plonge dans l'immensité du Sahara ou dans sa patrie libyenne. El Kouny a vu le jour dans une famille de Touaregs. Parmi ses romans, Al-Fame (La Bouche, 1994) et parmi ses recueils de nouvelles, Al-Qafass (La Cage, 1990), Al-Rabba al-hagariya (La Déesse de pierre, 1992).