Dans le couloir de la mort, un homme attend dans l'espoir... Noureddine Boucetta est condamné à perpétuité. Cela fait déjà 19 ans qu'il est en prison. Aujourd'hui, il est un homme accompli. Un homme à l'opposé de ce qu'il avait pu être, il y a 20 ans. Les diplômes supérieurs, il en a une pléiade. Mais ce n'est pas cela qui le rend meilleur que ce qu'il était “mais ce que la vie nous apprend, ce que le temps imprime à nos passions et à nos rêves.” Cela fait aussi plus d'une décennie que Noureddine Boucetta attend une grâce pour quitter le couloir de la mort. Il y a plus d'une semaine, d'autres étudiants (voir LGM 426) sont sortis, graciés par Sa Majesté le Roi. Boucetta mérite aussi un tel sort après tant d'acharnement au travail, à la réinsertion d'abord humaine et citoyenne, après tant d'attente dans le courage et la persévérance. Devant le rêve, Noureddine refuse de se laisser aller : “si je dois encore attendre 13 ans avant de sortir, autant mourir tout de suite. Et pourquoi ils ne m'ont pas tué le jour même de ma condamnation ?”À quoi lui auront servi les diplômes engrangés en prison ? À quoi auront servi la patience, la discipline et le sang-froid devant les pires des situations? De l'amertume certes, mais pas de colère. Noureddine est heureux pour les autres étudiants prisonniers qui ont retrouvé la liberté. Il s'attendait lui aussi à communier avec les siens, sa famille, son entourage, cette société à laquelle il a rendu un lourd tribut. "Quand on est condamné à perpétuité et qu'on purge plus de la moitié de la sentence, surtout si le crime est commis dans la prime jeunesse, quel avenir peut se profiler devant le détenu qui ne sait pas quand il pourra revoir le monde, qui attend une remise de peine qui ne viendra jamais et pour qui la grâce royale devient la clé de l'espoir et là encore, il n'en bénéficie pas, et se voit face aux ténèbres de longues années interminables et sans contours ?" Ce n'est pas là une question, mais une phrase jetée à la face des jours comme un leitmotiv qui ne veut pas enterrer l'espoir. Un diplôme supérieur tous les deux ans De 1987 à 2004, c'est chaque deux ans un diplôme pour Noureddine Boucetta. Un baccalauréat en 1987, un DEUG en droit en 1989, licence en droit privé en 1991, DEUG en Charia en 1993, licence en Charia en 1995, DES en Charia en 1997, DEUG en Droit public (à Souissi) en 1999, licence en droit public en 2002, licence en histoire et civilisations 2004-2005. Plus des thèses sur les libertés publiques, des études, des recherches sur les libertés syndicales, sur l'éducation et le phénomène de la violence. Un travail méthodique de presque 20 ans avec des félicitations de doyens des facultés au Maroc, de la direction pénitentiaire, du directeur de la prison centrale de Kénitra, Abdelhadi Blouz, des professeurs universitaires, des gardiens de la prison, des étudiants qui se sont solidarisés avec un phénomène, un cas rare dans les annales des prisons au Maroc. Pour nous, il ne faisait aucun doute que Boucetta faisait partie des graciés du couloir de la mort. Pourtant, celui qui méritait amplement d'être libre, de retrouver la vie en dehors des murailles du pénitencier de Kénitra, est toujours l'hôte de cet horrible pavillon de la mort. Nous avons rencontré Boucetta à plusieurs reprises, nous l'avons vu évoluer à l'intérieur de cette prison, nous l'avons vu se comporter avec ses pairs, la direction, les gardiens… Il n'y a pas une seule personne qui puisse dire du mal de ce jeune homme. On loue sa patience, on est fier de ses diplômes, on est ébahi par son sens de la discipline, on est touché par sa persévérance, son sens du respect de l'autre, sa bonhomie, sa gentillesse, son grand cœur. “Calme, serein, respectueux, doux, conciliant, intelligent, cultivé, serviable, tranquille, c'est un garçon qui ne crée jamais de problèmes. Il travaille beaucoup pour ses études, lit assidûment et se garde de tout ce qui pourrait perturber son schéma de vie”. Ce qui le rend amer est le fait que le ministère de la Justice ne prend pas en compte ces années d'études, ces diplômes, cette exemplarité, cette bonne conduite à l'intérieur de l'établissement carcéral. “Combien d'autres personnes pourraient suivre mes pas, faire des études, réussir des examens et affronter le sort avec quelque chose de bénéfique? " Mais si tous ceux qui veulent faire comme Boucetta se rendent compte que tout ceci ne sert à rien et qu'il n'est pas pris en compte, les prisonniers qui tournent une page, qui veulent se réhabiliter vont abandonner, tourner le dos aux études et sombrer dans la drogue, la colère et peut-être comettre d'autres crimes. À 39 ans, ce sont 20 ans passés dans l'ombre de la vie. Autant d'années que celles vécues en liberté. Oui, le regret est là, le remords aussi. Mais Boucetta a payé sa dette à la société et la justice qui l'a condamné. Il attend de cette même société de lui donner le plus élémentaire de ses droits, de l'écouter, de voir comment il a évolué, de faire le suivi pour se rendre compte que le jeune homme qui a commis un crime, il y a vingt ans, a eu tout le loisir de payer, de payer cher, et aujourd'hui, il estime être un autre homme, un homme différent, un être capable d'apporter quelque chose de sûre, de valable, d'honorable à la société. Le chemin de la rédemption Un détenu se demande : “pourquoi ne pas avoir un barème pour récompenser les détenus qui ont décidé de faire en sorte que leur passage dans une institution ne soit pas peine perdue. Pour un baccalauréat tant de mois ou d'années en moins, pour une licence, pour un DES, pour un doctorat. C'est ainsi que l'on peut donner des challenges aux prisonniers qui feront quelque chose de leur vie au lieu de purger des années en détention et de sortir comme des rebuts de la société encore plus marginalisés qu'avant”. Les fonctionnaires aussi se demandent pourquoi rien n'a été fait pour aider ces prisonniers diplômés ? Pourquoi Boucetta est toujours là ? “C'est lui qui doit bénéficier en premier de la grâce et des réductions de peine. Il le mérite plus que tout autre prisonnier. Nous étions sûrs qu'il allait sortir. Mais hélas personne n'a fait entendre sa voix”. Logique, mais la réalité est tout autre. Et là, l'un des gardiens nous raconte l'histoire d'un dénommé “Mjinina”, un personnage apparemment effrayant qui avait écopé d'une peine à perpétuité, qui a été commuée à 20 ans de prison. “Il est sorti de prison, a commis un meurtre, a fait un carnage, a coupé la tête d'un homme, et est revenu à la Prison centrale. C'est ici qu'il s'est suicidé. Ce ne sont pas des cas comme Mjinina qui doivent bénéficier des grâces et autres remises de peine, mais des gens comme Boucetta et d'autres. Eux, ils le méritent parce qu'ils ont tout fait pour payer leur crime à la société et retrouver leur dignité”. Le directeur de la prison témoigne de la nécessité d'une véritable révision de la loi des grâces et des remises de peines. Il avoue qu'aujourd'hui : “la place de ces jeunes est ailleurs, dehors, travaillant dans des universités et apportant à la société le fruit de ce qu'elle a fait pour eux. Cette institution leur a permis de lire, d'aller à l'école, de passer des examens et d'avoir de hauts diplômes. Pourquoi ? Il faut que cela soit rentable à la société. Tout cet investissement, pourquoi ? L'Etat sera fier d'avoir réussi à faire de ces gens quelque chose de valable. Cela ne fera que donner une meilleure image de la vie et de la politique carcérale dans notre pays”. En clair, les détenus espèrent une révision du décret de 1958 qui régit la grâce. “La grâce devant être ciblée et étudiée pour faire en sorte que la vie dans les prisons soit autre et que les détenus rivalisent de persévérance et de discipline pour mériter une réduction de peine”. L'espoir d'une réinsertion Pour la famille Boucetta, c'est un deuil qui est vécu. Sa mère nous dit que cette fois, le fait de ne pas le voir dehors "l'a cassée en deux ". C'est aujourd'hui qu'elle réalise pleinement que son fils est incarcéré, elle, qui était fière de ses diplômes, de ses sorties dans les universités. Son frère est meurtri devant un tel gâchis. "Il a tout fait pour montrer au monde entier quel homme il est réellement. Des études, des recherches, des années de labeur dans le respect de la société. Je ne le dis pas parce que c'est mon frère, mais toute personne dans son cas qui a fait preuve de volonté de se réinsérer dans la société après une grave erreur a le droit d'avoir une oreille qui l'écoute et toute notre confiance. " Boucetta peut se demander : qu'est-ce qui reste d'un individu quand il va sortir au bout de 30 ans de prison. A quoi servirait tout son travail en prison? Comment appréhender le monde extérieur ? Comment parler à ses enfants qu'il n'a pas eu le temps de faire, quoi leur dire, comment le dire ? Ou alors faut-il sortir pour retrouver une tombe béante prête à l'engloutir. Cela aurait été plus simple de mourir, il y a longtemps pour éviter l'absurdité de tout ce qui a été entrepris pour rien. Ce serait légitime. Ou alors la loi sert à rentabiliser les discours qui la portent. Cette “loi 23/98 vise à rendre un service à des problématiques politiciennes” et de porter le coup fatal en disant que finalement la prison devient “une institution criminelle, la juger serait juger le gouvernement”, comme l'a répété un détenu qui lui aussi s'attendait à voir Boucetta libre… Et de s'épancher pour expliquer pourquoi le prisonnier devient un cobaye sur lequel on teste des lois, des idées qui peuvent s'avérer fausses, nulles et non avenues comme elles peuvent porter des fruits. Pourquoi ne pas guérir à la source et faire que le mot prison qui est une institution de redressement, de réhabilitation qui prépare une réinsertion, soit véritablement un laboratoire pour voir de plus près quelles sont les avancées faites sur le chemin de la réhabilitation ? “Quand on rouvre votre dossier pour vous rejuger, on se base sur votre ancien dossier. Mais l'ancien dossier m'a valu ma peine que je suis en train de purger. Si l'on veut réellement me rejuger, il faudra compter depuis le jour de mon arrivée en prison. Il faut voir tout mon cheminement, ce que je suis devenu, qui je suis aujourd'hui. Le vieux dossier devrait mourir le jour de notre incarcération”. La réinsertion semble devenir un mot sans teneur, sans sens aucun. Est-ce qu'un homme de 50 ans, bouffé par la rouille, cassé par les nuits longues et froides pourrait faire face encore à une longue période d'acclimatation avec le monde extérieur ? Si l'on fait le compte, le plus jeune des condamnés à perpétuité pourrait dans quelques années voir sa peine commuée à 30 ans. Quand il aura payé, il sortira à l'âge de 50 ans, mais le demi-siècle du monde extérieur n'est pas celui de trente années face à soi-même dans l'isolement, la peur, l'inertie, l'inconnu, l'attente. Ici, on finit par jouer la pièce de Beckett des millions de fois. On sait que Godot ne viendra pas, mais on fait comme si. On joue avec le sort, on biaise avec la réalité crue, on la contourne, on lui fait des pieds de nez. On triche avec l'implacable. Mais il arrive que dans ces moments de jonglerie avec le destin, la baraka fait défaut : “alors je ne veux plus étudier, je ne peux plus perdre de temps à étudier puisque cela ne sert à rien”. Noureddine ne dira jamais cela. Lui, il s'accroche. Il va de l'avant. Il ne perd pas espoir. Lui avance sa foi en ce nouveau règne, très proche des maux des jeunes. Lui, il sait que la volonté du Roi de ce pays est de donner " le bonheur à tous ceux qui veulent faire de cette nation, une société de valeurs et d'éthique ". Mais il est des fois où l'on arrive à cette extrême où le dégoût prend le dessus, où la vacuité de la vie assaille le détenu et lui bouffe sa réserve de courage et d'énergie. Quoi faire ? Comment répondre au vide devant soi? La réponse est dans ce geste royal d'il y a une semaine quand des étudiants ont quitté la prison centrale de Kénitra. Ce pas est un acquis aujourd'hui pour un pays qui a choisi le chemin de la démocratie, de l'Etat de droit et du respect des droits de l'Homme. Le Maroc peut se targuer d'avoir installé une telle règle qui a déjà solutionné tant de problèmes et évité tant de drames. Mais d'autres éléments sont à porter à l'échafaudage du système pénitentiaire du pays. D'autres défis sont à prendre et les responsables marocains sont conscients de cet état de fait. De grandes ouvertures sont déjà réalisées sous le règne de Sa Majesté Mohammed VI. Nous avons effectué tant de visites dans des prisons marocaines où les semaines culturelles se multiplient, où les détenus créent, où ils participent à enrichir la scène artistique de leur pays. En les impliquant dans des manifestations sportives et culturelles, on les met en confiance, on leur promet un avenir autre et une nouvelle approche de ce qui les attend. Noureddine Boucetta aura rempli sa part du contrat social. Il a fait sa moitié (et plus) de ce pont qui le mène vers nous tous, citoyens de ce pays. À nous de faire notre part de chemin. À nous de lui tendre une main, de voir en lui un homme autre, un homme nouveau, un homme qui a mérité non seulement notre confiance, mais notre estime, notre respect.