L'enfer était dans le pré. Il s'appelait “Dar Bricha”. Le travail de mémoire, entamé depuis l'institution de l'Instance équité et réconciliation, il y a bientôt une année, fait monter à la surface ses douleurs et calvaires. Vécus par des chouris, à l'aube de l'indépendance, ces services indélébiles, interpellent la classe politique. L'Istqlal, en premier lieu. Le parti qui fût jadis, et celui d'aujourd'hui. Rappel : les premières années de l'indépendance n'étaient pas que des moments d'euphorie et de liesses populaires. Mais, de tortures innommables et de crucifixion dans les règles de l'art infernal. Les victimes, dont l'écrasante majorité, ont été des membres du parti de la démocratie et de l'indépendance (PDI), du moins celles qui sont restées en vie, pointent de l'index aujourd'hui le PI. Certains témoignages vont jusqu'à accuser nommément le leader charismatique du parti, et du mouvement national, Feu Allal Fassi. Mahdi Moumni Tijkani, l'un des membres du PDI à Tanger, enlevé un certain mercredi 28 juin 1956, en est un. Ayant été, à la fois victime et témoin, il raconte, avec force détails le climat infernal qui régnait à Dar Bricha. Pourtant, synonyme de champ ou de pré chez les Tétouanais. Intitulé “Dar Bricha, l'histoire d'un disparu”, ce témoignage est, ni plus ni moins, un vrai réquisitoire contre le parti de l'Istiqlal, et Allal Fassi en tête. Ce dernier est accusé d'être “le parrain” de ce mouroir. “Un jour, on nous a informé que le leader Allal Fassi allait rendre visite aux détenus, chaque groupe dans sa cellule. Prenant acte, les détenus se sont préparés à recevoir le leader pour le mettre au courant de leur enlèvement et emprisonnement”, raconte le témoin. “Déçus, ils ont été informés que le leader avait quitté Dar Bricha après avoir pris un verre de thé avec les responsables des lieux”. D'autres témoignages, dont celui d'Abdellah Ouagouti, le compagnon du docteur Khatib et non moins ex-président du conseil du PJD, lui, accuse A. Fassi de plus de cruauté. Selon Abdeslam Ouazzani, coordinateur du PDI dans les provinces du nord, Ouagouti affirme que “Allal Fassi aimait entendre les pleurs plaintifs de feu Abdeslam Attaoud et son camarade Ibrahim El Ouazzani”. Entendre et suivre ces accusations est on ne peut plus un exercice éprouvant pour les membres du parti. Son premier responsable, Abbas Fassi n'hésite pas à souligner : “Dire que A. Fassi a rendu visite à Dar Bricha, est une insulte”. Non seulement, à l'encontre du chef historique, mais “au nationalisme marocain, à la karaouiyine et bien évidemment au peuple marocain”. Tout est dit ? Rien n'est moins sûr. Bien que le secrétaire général mette en garde contre une quelconque polémique, il n'en charge pas moins d'autres forces politiques. D'abord : “tout un chacun sait que le parti de l'Istiqlal comptait plusieurs courants, pendant la phase post-coloniale”. Grosso modo, deux courants coexistant au sein du parti nationaliste. “Celui de feu Allal Fassi, et un deuxième qui ne partageait pas les convictions du chef historique”. Ce dernier, selon Abbas Fassi était “un ennemi juré du pluralisme”. Les allusions pour le moment restent vagues. Petit à petit, les choses seront nuancées. “Tout le monde se rappelle, qui, juste après l'émancipation du joug colonial, siégeait continuellement aux locaux centraux du parti de Rabat. Qui donnait les instructions aux sections locales et aux inspecteurs du parti. On connaît également ceux dont l'opinion était dominante sur le plan politique”. Involontairement pris par le tourbillon de la polémique, Abbas Fassi avance à petits pas vers plus de clarté. Exemple “la responsabilité des actes perpétrés à l'époque, impute au courant partisan du parti unique, contrairement à la volonté du peuple marocain qui a refusé le monopartisme, en votant la constitution de 1962”. A l'époque, rappelons-le, l'Union nationale des forces populaires avait appelé à un “vote négatif”, sous réserve que “la constitution soit octroyée”. UNFP ? C'est justement l'aile dite radicale du mouvement national qui, sous la houlette de Mehdi Ben Barka, Fqih Basri, Abderrahim Bouabid, Abderrahman Youssoufi, Abdellah Ibrahim, et autres Mahjoub Benseddiq, pour ne citer que ceux-là, a créé un nouveau parti après une scission au sein de l'Istiqlal. Est-ce là le propre de la pensée de A. Fassi en la matière. Sans nul doute, car “l'intox et la désinformation” qui veulent faire porter le chapeau de ces dérapages à l'Istiqlal omettent, “volontiers que ces divers courants au sein du parti ont cassé la scission en 1959”. En clair ; Abbas Fassi charge-t-il les ténors de l'UNFP (l'ancêtre de l'USFP) ? Vecteur d'intolérance, les différences du Maroc post-colonial et “distorsions intestines”, ont été à l'origine de plusieurs malheurs. Conséquence de confusion et de fougue nationaliste alignée sur la pensée unique, les dérapages des années noires on ne le voit que trop ne rattrapent pas que l'Etat. Une grande partie de la classe politique est appelée à faire son mea-culpa. Sur un sujet aussi brûlant que la mémoire, et partant de la réconciliation (avec un grand R), on ne peut pas faire l'économie de la vérité. Charger les mots, est peut-être une manière d'éviter un débat “gênant”, mais c'est sûrement une manière (pas toujours réussie) de garder le silence. La responsabilité morale, des uns et des autres, est aussi historique.