Après les Assises nationales Le nouveau contexte politique a mis la presse sur le devant de la scène jusqu'à brouiller parfois la perception de sa place et de sa réalité effectives. Les Assises nationales de la presse tenues les 11 et 12 mars auront au moins permis de recadrer le débat en le focalisant sur les moyens et la culture permettant de promouvoir une presse authentique. Au moment où elle apparait elle-même comme sujet d'actualité, Assises nationales aidant, la presse serait-elle devenue pour de bon un enjeu politique ? Le cérémonial contrasté des deux journées qui lui ont été consacrées les 11 et 12 mars courant ainsi que les débats pertinents (malgré d'inévitables logorrhées) qui y furent animés faisaient nettement la différence avec la foire grandiloquente de l'Infocom organisé par le ministère de l'Intérieur en 1993. À l'époque, alors que l'ouverture politique était encore à l'essai et très mitigée, la rhétorique et les recommandations sans lendemain au sujet de la presse ont si peu concerné celle-ci en fait. Cela relevait davantage de la mise en scène pour donner le change sur le plan politique. On cherchait ainsi à accréditer une ouverture qui en avait plus l'apparence que le contenu, celui-ci restant plutôt verbal et manœuvrier. La presse n'était ainsi qu'un prétexte. Le cadre des Assises nationales de la presse, qui vient de se tenir au centre de conférences de Skhirat est tout à fait différent. L'ouverture prônée et pratiquée est moins formelle et moins restrictive. Elle consacre un processus, certes à plusieurs facettes et plusieurs vitesses, mais réel. La presse y apparaît désormais comme l'une des composantes, sinon le symbole de la transition démocratique. Elle est devenue la jauge du degré d'avancement de cette dernière, sans avoir toujours les moyens ni les qualités requises par une telle ambition. Il n'en fut pas ainsi durant les longues décennies précédentes. Alors la presse était, pour l'essentiel, un organe du pouvoir ou des partis politiques en lice. L'enjeu portait sur les rapports de force, les tensions ou les concessions qui opposaient ou rapprochaient ces acteurs de la scène politique. Acteurs politiques et journalisme Lors du premier panel des Assises de Skhirat, Khalid Naciri (enseignant et membre de la direction du PPS) a évoqué la responsabilité d'ordre politique, qui est commune aux politiciens et aux journalistes. À l'instar de Noureddine Miftah (directeur de l'hebdomadaire Al Ayyam), ses contradicteurs ont tenu à mettre l'accent sur ce qui, au contraire, différencie ces deux catégories. Ce décalage entre les deux perceptions est en lui-même significatif. Khalid Naciri n'entendait bien sûr pas confondre les politiques et les journalistes mais rappeler à ces derniers que leur intervention dans ce champ engage leur responsabilité et ne leur confère aucun privilège car ils ne sauraient être juge et partie. Implicitement, il veut ici rappeler que la démocratisation fut et reste encore surtout le fruit d'un engagement politique assumé et que la presse devenue "indépendante" ne devrait se prévaloir d'aucune supériorité morale ou de vision et qu'elle est comptable de la manière dont elle s'implique et de ses conséquences. Pas tout à fait sur la même longueur d'onde, les tenants du distingo tranché entre "acteurs" politiques et journalistes classent les premiers comme étant pris dans une optique de pouvoir alors que les seconds n'y sont pas contraints et ont donc les coudées plus franches. Au-delà des sémantiques différentes ainsi utilisées, on peut voir ici le signe d'un désir (ou fantasme ?) d'émancipation de la presse vis-à-vis de la sujétion politique où elle a été longtemps confinée. Alors qu'auparavant le peu de marge de liberté d'expression n'avait d'espace que celui de la presse des partis, il faut, certes, se réjouir de voir que cet espace s'est élargi et ne se réduit plus à un refuge exigu et toujours menacé. Cependant faut-il en déduire, comme certains le font avec beaucoup de légèreté, que la presse peut "remplacer" les forces politiques et sociales, celles-ci étant rejetées dans une sorte de "tous pourris" ou “tous suspects” qui leur ôte toute légitimité et toute crédibilité ? Il est facile de rappeler à ces néophytes que leur propre liberté est aussi un acquis de longues décennies de confrontations et de luttes où beaucoup ont péri. L'évocation de ces dures péripéties lors des audiences et des débats organisés actuellement par l'Instance équité et réconciliation est là pour le rappeler. C'est un fait que la phase actuelle de transition a engendré un effet d'a-pesanteur car les clivages politiques anciens ont été modifiés ou déplacés. Ceci au moment où les problèmes liés à la modernisation et au développement ne sont plus imputés à la seule sphère du pouvoir, mais sont aussi devenus plus perceptibles au cœur même de la société et de ses pesanteurs idéologiques et culturelles. Le desserrement de l'antagonisme direct avec le pouvoir ne permet plus de tout focaliser sur ce dernier qui admet plus volontiers d'être mis en discussion autant que les autres "acteurs" politiques. Cet effet d'apesanteur, de flottement des repères, engendre aussi de l'incertitude qui se traduit par des impatiences ou au contraire des excès de prudence alors que les nostalgiques du passé coercitif grincent des dents. C'est dans cette phase où l'ensemble de la classe politique se repositionne avec plus ou moins de blocages que la presse est apparue au-devant de la scène. Le nouveau champ de liberté d'expression en a fait le vecteur de toutes les audaces, levées de tabous, désacralisations, brisures de langues de bois et volées de bois vert n'épargnant personne du sommet à la base des hiérarchies politiques, administratives, sociales et autres. Au-delà du défoulement N'en croyant pas ses yeux, la presse se veut de plus en plus "indépendante" et impertinente. Comment ne pas saluer un tel avènement qui a si longtemps été souhaité et attendu comme un horizon inaccessible. Cependant et à mesure que l'euphorie du moment se dissipe et que la gueule de bois du réveil se fait sentir, une certaine lucidité s'impose. Malgré les inévitables poussées de "défoulement" ou de "psychodrame" épinglées par des participants aux Assises nationales, celles-ci ont eu le mérite d'axer l'attention sur cette exigence de lucidité. Les réalités peuvent être ignorées mais pas éliminées pour autant, elles font retour et s'imposent à tous. Ainsi peut-on mesurer aujourd'hui que si la presse a acquis un droit de cité plus grand et si elle peut se flatter d'être plus considérée, voire plus redoutée, cela ne signifie guère que ces nouveaux habits soient vraiment à sa taille. Tout d'abord qu'en est-il des moyens de cette presse ? Pour pouvoir jouer le nouveau rôle auquel elle serait vouée, il est évident que celle-ci reste plutôt dépourvue. Il existe très peu d'entreprises de presse pouvant se prévaloir de ce titre. L'un des premiers objectifs du "contrat-programme" signé à l'ouverture des Assises par le ministère de la Communication, la Fédération des éditeurs de journaux et le Syndicat national de la presse consiste à favoriser la création de telles entreprises. Pour pouvoir bénéficier des subventions et aides publiques, celles-ci doivent répondre à des critères précis de structuration et de professionnalisme. Ceci va mettre cette presse à l'épreuve de la modernisation et de la recherche d'un minimum de qualité des publications. Faut-il espérer ainsi que la concurrence, déjà très vive entre celles-ci, tirera le niveau vers le haut ? On peut encore en douter quand on voit la course au sensationnel et le racolage qui restent de mise. Il ne faut pas s'étonner si les feuilles faisant commerce de ragots, de rumeurs et autres confidences “secrètes” persistent encore et affichent leur dédain des nouvelles mesures en rappelant qu'elles n'ont bénéficié jusqu'ici ni de subventions ni de publicité pour prospérer dans leur médiocrité. Déficit de culture démocratique Second aspect mis en évidence dans les débats actuels : la culture démocratique qui va de pair avec la volonté citoyenne et le souci déontologique. Vaste question qui met la presse face à ses responsabilités et ses contraintes internes. La marge d'autonomie qui peut être sauvegardée, quels que soient les liens d'ordre politique ou financier avec les autres sphères, est la vraie mesure de la crédibilité des journaux. Le respect d'un ensemble irréductible de règles professionnelles et éthiques doit transcender toutes les appartenances, sensibilités et intérêts financiers. Cette culture est fondamentale pour toute presse qui prétend tenir un rôle effectif dans la construction d'une démocratie. Or nous en sommes encore fort loin. Propulsée avec fracas sur la scène politico-médiatique, la presse a bien du mal encore à se libérer des travers qu'elle prétend combattre : la partialité, le manque d'objectivité, les informations invérifiées et tronquées, les commentaires à base de parti-pris sommaires. La focalisation passionnelle sur le pouvoir et ses principaux personnages est aussi une séquelle qui ne laisse que peu de place à une approche plus rationnelle et à un éclairage plus diversifié des multiples autres réalités de la société et du pays profonds qui semblent n'intéresser peu de confrères. Ces deux déterminants essentiels que sont les moyens et la culture journalistique vont conditionner de plus en plus l'avenir et la place réelle de la presse émergente dans notre pays. Ceci implique que l'on dépasse le stade de l'enflure du moi qui s'est emparée d'elle et qui entretient des illusions sur son poids et son influence réelles dans la phase actuelle. Les vraies questions pouvant être enfin posées et méditées concernent la meilleure défense des libertés acquises, le lien véritable entre la presse et les facteurs politiques et sociaux de l'évolution en cours, la contribution à la promotion d'une véritable société civile, de citoyens lecteurs et participatifs, bien informés et mieux armés pour le débat et l'implication démocratiques. Si les Assises nationales ont permis ne serait-ce que d'effleurer ces questions -plus redoutables qu'il n'y paraît- et de rappeler quelques réalités premières, elles n'auront pas été vaines. Si la presse est bien un enjeu politique, encore faut-il ne pas se tromper sur la nature de celui-ci.