Liban acte II Dans son discours très attendu qui n'a pas duré d'une heure, le président syrien, Bachar al-Assad, a annoncé le retrait total de ses troupes vers la région de la Békaâ en premier temps, pour se replier à l'intérieur des frontières syriennes dans une deuxième phase. Ainsi, la Syrie aurait appliqué les termes des accords de Taëf et le volet le concernant de la résolution 1559 du Conseil de sécurité. La balle est, dès à présent, dans le camp des Libanais qui, jusqu'ici restent divisés. A Beyrouth comme à Damas ou encore à Paris et Washington, les analystes étaient quasi-certains que le président syrien allait prendre une décision qui participe à l'atténuation des pressions exceptionnelles qui sont exercées sur lui depuis l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri. Une décision que le chef de l'Etat syrien n'a prise, d'une part, qu'après une visite éclair en Arabie Saoudite et, de l'autre, après avoir dépêché l'étoile montante de la diplomatie syrienne, l'ambassadeur, Walid al-Mouallem, à Moscou. A la veille de ce discours pointu, ciblé, plein de messages à qui de droit, au Liban tout comme en direction du monde arabe, le président américain, George Bush a anticipé sur l'événement en déclarant que "le retrait total syrien est demandé avant les élections législatives du mois de mai au Liban" et d'affirmer : “qu'il ne serait pas négociable”. Maintenant, après cette annonce du haut de la tribune du Parlement syrien à travers lequel Bachar al-Assad a associé son peuple à cette délicate décision, la Syrie sera, selon ce dernier, plus libre quant à la manière de traiter avec le pays du Cèdre. Toutefois, force est de souligner que ce retrait militaire du Liban ne peut en aucun cas se traduire par l'absence du rôle de Damas. Fatalité géographique exige. "Le retrait renforcera sans doute les intérêts syriens et non le contraire" a indiqué une demi-heure après le discours à La Gazette du Maroc, le vice-président syrien, Abdelhalim Khaddam et de poursuivre: "Nous aurons désormais plus de temps pour s'occuper de notre situation interne". Quoi qu'il en soit, le jeune Bachar al-Assad a montré une maturité remarquable en faisant une autocritique à l'égard des erreurs commises par les représentants de son pays au Liban. Pis, en affirmant que faire la lumière sur l'assassinat de Rafic Hariri est une "nécessité syrienne", il aurait ainsi pris un engagement envers la communauté sunnite libanaise. Cette dernière, quel que soit le degré de son amertume, ne peut se ranger aux côtés des ennemis de la Syrie. Autre fait marquant de ce discours, la révélation faite par le président syrien concernant les dessous de la résolution 1559 qui comprend, à part le retrait en question et la démilitarisation du Hezbollah, l'implantation définitive d'environ 400 000 palestiniens au Liban et l'imposition à nouveau de l'accord du 17 mai. Ce dernier, stipulant la mise en place des mécanismes aboutissant à la signature d'un traité de paix imposé avec l'Etat hébreu. Ces deux points sont capables de déstabiliser le Liban et briser toute stabilité dans l'avenir. Prix de la "Fatalité géographique" Si les médias occidentaux et certains médias arabes présentent ce qui se passe actuellement au Liban comme étant une "révolution du printemps", semblable à celle de l'Ukraine, ils se trompent sans doute. Car, finalement, les Libanais, au moins la majorité d'entre eux, n'acceptent jamais de remplacer une "tutelle" par un "mandat indirect" même s'il porte la casquette de l'Onu. Les équilibres sont tellement délicats au point que le moindre faux pas dans le traitement de la situation pourrait faire sauter à nouveau la baraque. De ce fait, le principal leader de l'opposition, le druze Walid Joumblat, en visite samedi dernier en Arabie saoudite, n'a pas tardé à commenter le discours de Bachar al-Assad le qualifiant d'objectif ; en ajoutant qu'il était prêt à se rendre à Damas. Pis, il a passé un message très clair selon lequel il serait prêt à combattre une deuxième fois, aux côtés de Damas, toute tentative visant à faire renaître l'accord du 17 mai 1983 de ses cendres. La balle est désormais dans le camp des Libanais. Ces derniers, toutes tendances confondues, n'ont aucune vision d'avenir jusqu'ici. Ils attendent les initiatives promises de l'Arabie Saoudite et de l'Egypte pour les aider à former un gouvernement d'union nationale dans lequel participeront tous les chefs de clans politiques et religieux. Une tâche qui s'annonce d'ores et déjà difficile si Damas s'abstient à donner un coup de main. Parallèlement, le State department étudie, à l'heure actuelle, l'augmentation du nombre des forces de la Finul basées au Sud Liban afin qu'elles puissent se répartir sur le reste des territoires libanais en remplacement des troupes syriennes qui se seraient retirées avant le mois de mai. Lors de son passage jeudi dernier à Paris et sa rencontre avec le président français, Jacques Chirac, le ministre qatari des Affaires étrangères, Jassem ben Hamad ben Jabr Al-Thani, a laissé entendre qu'un plan dans ce sens est encore en concertation entre la France et d'autres pays et de préciser qu'aucune décision finale n'a été prise jusqu'ici. Les observateurs estiment qu'il serait quasi impossible pour les forces de la Finul (formée actuellement de 2000 soldats), même si leur nombre atteindrait les 15000, ce qui est exclu, de contrôler un pays assez complexe comme le Liban. Les sages dans toutes les communautés conseillent les opposants de compter jusqu'à mille avant de pousser la Syrie dans le camp adverse, rappelant l'importance de la fatalité géographique, les liens historiques, culturels et familiaux avec le puissant voisin. Ce dernier, qui jusqu'à cette date refuse d'instaurer des relations diplomatiques. Même si Damas a été forcée de retirer ses troupes du Liban au-delà des frontières, son influence restera assez considérable. La raison est très simple : la région frontalière de la Bekaâ est à 90% pro-syrienne, également le Liban Nord. Ce qui représente déjà un peu moins de la moitié de la population libanaise. Autre facteur assez significatif qui joue historiquement en faveur de la Syrie, les relations économiques, commerciales et financières existantes entre les deux pays. A cet égard, les milieux bancaires libanais commencent à paniquer de peur que le gouvernement syrien ne donne ses consignes aux hommes d'affaires, aux commerçants et aux investisseurs, de retirer leurs dépôts des établissements beyrouthins. A la veille du discours de Bachar al-Assad, le président des Chambres de commerce de Syrie, Rateb al-Challah, a déclaré que les dépôts syriens auprès des banques libanaises dépassent les 10 milliards de $. Une sorte de menace masquée qui a perturbé le marché monétaire et obligé la Banque centrale d'intervenir pour soutenir la livre libanaise attaquée. Autre signe inquiétant, la fuite de milliers d'ouvriers syriens après avoir été attaqués par des manifestants. Ce qui a gelé 70% des activités des secteurs de l'immobilier, de l'agriculture et des petites industries. Cela dit, Damas a, entre les mains, beaucoup de cartes à jouer le moment opportun, en plus de la principale : la fermeture des frontières au cas où une crise s'installerait entre les deux pays. Les Libanais, notamment les plus avertis, se rappellent bien les conséquences d'une telle situation sur l'économie de leur pays. De ce fait, ils doivent faire de leur mieux pour éviter ce clash qui ne sera pas certainement en leur faveur. En acceptant d'appliquer les accords de Taëf et d' "abdiquer" en faveur de la résolution 1559, les Syriens veulent laisser passer la tempête en attendant des jours meilleurs ; et de miser sur le facteur temps, notamment en ce qui concerne le Liban qui ne sortira sûrement pas facilement de la rude épreuve après l'assassinat de l'ancien Premier ministre, Rafic Hariri. En déclarant au Parlement qu'il "serait inconcevable de dire que nous ne voulons pas coopérer avec les Etats-Unis et de ramer contre le courant d'une opinion publique internationale", Bachar al-Assad aurait ainsi dégoupillé la bombe qui visait son régime. Après tout l'habileté des Omayyades de Damas est réputée pour être plus efficace de la bravoure des Abbassides de Baghdad. De plus, les dirigeants syriens sont conscients que ni les Etats-Unis ni Washington ne s'arrêteront là. Ils veulent aller beaucoup plus jusqu'à déstabiliser leur régime voire le changer. C'est pour cette raison qu'ils ont mis, bien avant le repli vers l'intérieur, le paquet dans le domaine de la préparation des réformes politique et socio-économique. Le président syrien l'a d'ailleurs mentionné à la fin de son discours en promettant que le prochain congrès du Parti Baas apportera des surprises de taille. Un avenir gris Parce qu'il est certain que le système arabe a perdu depuis longtemps sa capacité à gérer les crises, à commencer par la question palestinienne, le Sahara marocain, en passant par les guerres d'Irak et le Soudan, Bachar al-Assad a fini par céder aux conditions des Occidentaux. "Il a préféré la pression des grands à celle des intermédiaires arabes", nous disait samedi soir, le poète palestinien, Mahmoud Darwiche. Plusieurs indices montrent la décadence des Arabes. D'où leur incapacité et incompétence à gérer le dossier libanais et faire sortir ce pays du goulot d'étranglement dans lequel il se trouve actuellement. En effet, la Troïka, formée de Riyad , du Caire et de Damas, ne constitue plus comme avant un pôle d'attraction qui avait l'habitude de faire éviter les dérapages et les crises. Pis, ces trois pays sont sujets à des pressions américaines sans précédent qui les obligent à faire des concessions en permanence aussi bien sur le plan externe qu'interne. Dans foulée, Damas n'a pas encore digéré le vote de l'Algérie, ce pays arabe qui présidera le sommet dans moins de deux semaines, en faveur du communiqué présidentiel de Kofi Annan concernant la résolution 1559. Tous ces éléments et bien d'autres rendent les Libanais et les Arabes de plus en plus pessimistes quant à l'avenir du Liban. Ce, malgré les images d'euphorie et les déclarations des chefs de clans libanais transmises chaleureusement par les médias du monde entier. Si l'émergence d'une troisième force politique au Liban ne se réalise pas rapidement, la confrontation entre les opposants et les loyalistes au président, Emile Lahoud et, de là à la Syrie sera alors inévitable. Et un éventuel retour à la guerre civile sera une forte probabilité. Les efforts déployés actuellement par l'ancien Premier ministre, Salim Hoss, sont toujours contrecarrés. En attendant le vide constitutionnel est de mise et la situation socio-économique devient de plus en plus alarmante, en l'absence de la garantie qui s'appelait Rafic Hariri. Le passage de l'arabisation à l'internationalisation de la crise libanaise ne semble pas combler tout ce vide.