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Du sexe à l'ombre des écrans noirs
Publié dans La Gazette du Maroc le 26 - 07 - 2004


Des cinémas et des couples
Pour des milliers de Marocains en mal d'instants intimes, les salles obscures de cinéma restent le seul lieu pour vivre des moments privilégiés. Ils sont très nombreux, les jeunes, les moins jeunes
à fréquenter assidûment les cinémas
de la ville de Casablanca pour se payer un voyage au septième ciel. Entre chuchotements et flirts surveillés, entre séances hard et complicité, les amoureux des cinémas se livrent parfois à d'incroyables acrobaties pour vivre un moment de grande extase. Virée dans quelques cinémas casablancais durant tout l'été.
Les plus téméraires d'entre nous ont déjà vécu cela. On les voit déjà sourire à l'idée de lire en quelque sorte une description de l'une de leurs orgies cinématographiques. Durant plusieurs semaines de travail sur ce sujet, nous avons rencontré des centaines de jeunes et des moins jeunes, nous avons parlé des salles de cinéma, de l'amour, du sexe, des femmes aux torches qui inspectent, des policiers qui souvent font leur tournée dans le noir en cas de soupçons, on n'a pas eu un seul témoignage qui atteste de la non-existence de ce type de pratiques dans les cinémas. Nous avons aussi rencontré des ouvreuses en dehors de leurs lieux de travail, elles ont toutes affirmé avec le sourire et un brin de gêne que “les cinémas sont les lieux les plus prisés. Il fait noir, personne ne surveille et tout le monde est occupé dans ses petites
affaires.”
Nous avons aussi demandé à quelques agents de la sécurité qui, un jour où l'autre, ont été amenés à aller dénicher un étalon, chauffé à blanc à l'ombre des coussins obscurs. Ils évoquent l'incident avec beaucoup d'humour et ponctuent leurs descriptions avec des détails pour le moins juteux. Il y en a d'autres qui jurent avoir fait des cinémas “leur bordel” pendant des années sans jamais se faire “attraper”. Le mois de juillet n'est pas des plus cléments. La chaleur donne des idées et les plages sont archi combles. L'idée d'aller moisir dans une salle de cinéma n'est pas la bienvenue, mais il y a des impératifs qu'on ne saurait écarter d'un simple revers de main. On se décide et avant trois heures de l'après-midi, l'heure où le soleil décide de vous frire la crête du corps, on est dans cette fameuse ruelle de la ville, en attendant de prendre les tickets et entrer voir un film coupé presque en deux. C'est fou comme les cinémas réussissent le recyclage des films. D'une salle à l'autre, nous avons l'impression d'avoir vu deux versions du même film.
C'était quoi le film ?
Une version longue et une autre raccourcie pour les besoins de l'endroit. Je me souviens qu'il y a de cela au moins quatorze ans, dans cette même salle de cinéma, la nuit, très tard, j'ai dû aller m'expliquer avec le projectionniste à propos d'un énième repassage de Taxi Driver. Je savais qu'il allait le charcuter à fond, aussi, me suis déplacé pour le baratiner un bon coup. Il a succombé devant le flux de paroles alambiquées que je lui avais servies et j'ai eu la chance de voir le film sans aucune coupure. Depuis, j'ai dû revenir dans ce cinéma à plusieurs reprises pour d'autres films qui avaient façonné ma vision de septième art comme le Parrain, Scarface, Il était une fois en Amérique et d'autres opus tout aussi relevés. Ce jour-là, on projetait un énorme nanard de chez les ploucs, un pur produit hollywoodesque pour teenagers en mal de violence et de tout le reste. Il s'agissait de vitesse et de courses poursuites et d'un type, assez mignon qui en pinçait pour une nana assez canon qui elle en avait après un autre dur à cuire, lui aussi assez étalon. Bref, une réelle orgie de violence, de cascades, de mini strip-tease et de roucoulement à l'arrière des caisses blindées. C'est le bon film pour passer du temps à reluquer le voisinage et en termes de voisins, nous étions bien servi.
De l'insoutenable flexibilité des éléments
Inutile de nous arrêter sur l'état des lieux. On ne vient pas dans ce type de salles obscures pour lorgner le matos, c'est plutôt tant mieux, c'est les sièges tournent de l'œil, si la moquette est détachée et si le siège est autoreverse. On peut tout faire avec un siège comme ça. On peut même l'enlever et s'asseoire par terre pour mieux se caler entre les sièges. On peut aussi le mettre de côté et faire diversion pour empêcher les autres curieux de jeter un œil sur nos petites affaires. Bref, dans certaines salles de cinéma de la ville, mieux vaut ne rien changer, car les habitués vont déserter les lieux. Le voisinage est garni, très hétéroclite. Il y a de tout, étudiants en vacances flanqués de leurs petites copines qu'ils serrent de trop près comme si elles allaient se perdre dans ce labyrinthe des corps mouillés et suant à bloc. On distingue très bien l'apparence quelque peu soignée de travailleurs assidus qui profitent de l'après-midi pour faire un break. Ils sont maçons, poissonniers qui ont tout vendu dans les carrefours pollués de la ville, ils sont aussi banquiers (un type nous l'a confirmé, il était caissier). En somme, toute une panoplie humaine, très bigarrée qui s'est donnée rendez-vous ici pour un après-midi de luxure. Nous repérons un couple très particulier. C'est mon copain Karim qui me suggère de suivre ses deux là : “ils ont l'air très chaud. Regarde le bonhomme, il a l'air d'un bouquetin en rut”. Le mec avait l'allure des vieux gladiateurs déchus. Le dos arqué, les épaules tombantes, le visage émacié et le regard torve. La chevelure un peu hirsute venait caresser un front luisant où siège une balafre qui remonte à des âges immémoriaux. La femme était enveloppée dans une djellaba de couleur mauve, les cheveux ramassés vers l'arrière, des sandales éculées aux pieds et la démarche très décidée d'une femme qui en jette. Elle avait de la prestance, cette femme, une certaine assurance dans le déhanchement légèrement accentué du bassin. Mais le tout dégageait une ardeur tout terrain sous les rondeurs, dissimulé dans cette djellaba aux multiples services. Ils se mettent à l'arrière et semblaient des connaisseurs en terme de stratégie de placement, dans un cinéma de la ville. En deux temps trois mouvements, il a enjambé une rangée de sièges tombants pour se mettre là où il avait choisi de trôner pour la journée, la femme, elle, avait sauté lestement par dessus un siège qui penchait pour attraper la main de son jules. On les suit et on se pose une rangée derrière eux. Sans trop donner dans les chichis, le projectionniste avait entamé des avant goûts d'un film prévu dans deux semaines qu'il a coupé net pour lancer le générique du début du film sur la vitesse au milieu. Dans ce type de salles, on peut passer d'une réclame à un film et vice versa si erreur technique survient et les habitués ne s'en formalisent jamais. Cela fait partie du décor, de l'ensemble. Pourvu que le noir arrive. Et il finit par plonger la salle dans une atmosphère caverneuse. On sent une odeur de clope sur la droite et un soupir énorme qui a arraché des rires dans les avant postes. Le film est lancé : une voiture rouge poursuivie par une autre jaune et deux filles qui se parlent au téléphone puis un homme qui pisse dans un motel en pestant sur la vie d'un certain James qu'on n'a pas encore vu. Un type derrière nous entame ses explications sur le contenu du film : “lui, c'est le voleur. L'autre, c'est L'oueld (le héros), les filles, c'est les bnates (les nanas) et ils vont se livrer un combat tu vas voir. C'est simple, la voiture rouge va gagner”. C'était cela le pitch du jour.
Place aux choses profondes
La femme en djellaba s'appelle Aïcha. Son jules a chuchoté son nom pour lui demander de bouger un peu. Elle s'exécute. Le film était à un moment noir dans un hangar où l'on traficotait des bagnoles. Aïcha, notre voisine, se trémousse pendant un moment et sans crier gare, elle enlève sa djellaba qu'elle met devant elle, apparemment sur les cuisses. Elle avait les bras nus, mais on ne pouvait voir ce qu'elle portait sous la djellaba déjà enlevée. Son jules dont on attendra le nom en vain, inspecte les lieux pendant un bon moment avant de se pencher vers sa moitié, languissante de chaleur à côté de lui. Il amorce une manœuvre qui fait grincer fortement le siège, mais aucune réaction de l'assistance ne vient perturber l'homme qui voulait en découdre avec le sort dans le noir devant le passage d'un bolide rouge. Aïcha se penche littéralement d'un côté et son homme se met à la triturer avec beaucoup d'entrain. Il prendra le temps de jeter un dernier coup d'œil derrière lui et constate que nous avions les yeux rivés sur l'écran et la belle poitrine d'une jeune fille qui se lavait dans un étang. Il glisse quelques mots dans les oreilles d'Aïcha et se met dans la position d'un homme qui veut dormir sur un siège mais sur le côté. C'est très compliqué de décrire cette position qui demande de profondes connaissances en géométrie mais il est clair que l'homme et la femme avaient décidé de prendre un angle de presque 45 degrés par rapport à tout le monde pour mieux être à leur aise. Aïcha bouge encore un coup et son homme vient lui coller comme une sangsue. C'est là que la djellaba refait son apparition : la femme la reprend de là où elle l'avait mise pour couvrir la moitié basse du corps de son assaillant. C'est à cet instant que la voiture rouge fait grincer ses pneus devant un motel, exactement celui où un gros homme était en train de soulager une vessie récalcitrante. Devant nous, Aïcha accuse un mouvement soutenu où juste une légère ondulation des épaules laissait transparaître la manœuvre qui se tramait sous la djellaba. Le beau gosse de la voiture rouge claque la portière et jure de buter quelqu'un. Aïcha, elle, dodeline de la tête, son jules laboure son champ avec beaucoup de vigilance. Il campe sur ses positions et s'arrête un moment de faire valser les sièges car l'écran avait lancé un intérieur illuminé dans le hall de ce motel miteux. Quand la scène suivante du face à face fait son show, l'homme d'Aïcha se remet au travail et pousse un ahanement très prononcé. Le beau gosse de l'écran décoche un direct de droite à son acolyte pisseur. Quand l'homme touche le sol, l'autre se met à lui casser les cotes à coups de bottes américaines ou mexicaines, on ne sait plus. C'est là que l'homme d'Aïcha décide de déclencher les hostilités. Il entreprend un élan tel que le siège a failli céder sous le poids de l'emprise. Aïcha se retire et se redresse et son mec tourne la tête, le visage luisant vers nous, pour inspecter l'état des choses. C'est à ce moment précis que la jeune femme aux seins luisants comme du lait écrémé refait son apparition en se jetant dans les bras musculeux de son conducteur de la voiture rouge. Mais c'était pas encore la fin...
Aïcha veut faire des galipettes
La salle sent le renfermé. Il y court un bruit sourd de halètement et de soupirs avortés. Ça ruisselle littéralement et les spectateurs affairés s'épongent les fronts et les membres parfois avec les fichus de leurs compagnes quand ce n'est pas la djellaba qui fait office de serviette. Le film de vitesse continue à creuser des écarts entre les voitures et certains spectateurs voudraient que toutes les scènes soient nocturnes. On sent bien, nous, que les intermèdes en lumières, les extérieurs jours et les chambres illuminées dérangent les gens. Aïcha avait eu un moment de répit en lorgnant d'un mauvais œil la poitrine bien enveloppée de la fille qui répond au nom de Dorothy dans le film. Son homme qui a repris son souffle l'attire vers lui et lui roule un patin géant. Quand le bonhomme se décide enfin à lâcher les lèvres de sa Aïcha, c'est un bruit flasque qui vient ponctuer un freinage de circonstance sur l'asphalte de l'écran. Elle lui parle un peu et se mettent tous les deux à se caresser douillettement dans la canicule des sièges. Aïcha se révèle plus entreprenante que dans le premier acte. Elle se trémousse dur et se lève pour venir se nicher sur les cuisses de son homme. Elle demeure un bon moment puis se remet à sa place et manque de tomber car le siège sous elle en poussant son grincement rauque avait failli valser à deux ou trois encablures vers d'autres couples emmitouflés les uns dans les bras des autres. Il n'y avait pas un bruit qui courait juste quelques gémissements furtifs très vite étouffés. Sans avertir l'assemblée, Aïcha se lève et va vers l'arrière, la djellaba à la main. On a cru qu'elle allait se refaire une beauté, mais c'est son jules qui nous fait remarquer que c'était juste un changement de place. Ils sont donc derrière nous, derrière les sièges. Comment voir ce qu'ils allaient entreprendre là où il n'y avait que le sol et sa raideur ? Karim propose d'aller aux toilettes et de revenir se poster juste dans la derrière rangée devant le couple. C'était une bonne tactique. Il refait son chemin du retour, saute quelques jambes alanguies et finit par se caser entre deux jeunes couples qui étaient plongés dans un flirt collant. Derrière lui, la scène est à peine croyable. Aïcha avait tout enlevé. Le bonhomme était allongé sur le sol où la djellaba faisait office de matelas. Il avait le torse nu et portait encore son pantalon qui était noir dans le temps mais que les jours avaient rendu gris sale. Aïcha faisait ses galipettes en ahanant et le jules de l'empoigner par les épaules à chaque fois qu'il en avait le loisir. La scène dure au moins dix bonnes minutes et à la fin quand Aïcha se retire, le jules remonte son froc et se cale le dos contre la paroi calleuse d'une moquette qui servait à cacher les murs. Aïcha fait de même avant de s'éponger avec sa djellaba et la remettre. Au bout d'un moment, ils se lèvent et dévalent les escaliers pour se poser devant aux premières loges à côté d'un autre couple, moins téméraire, mais qui avait l'air d'être loin de tout contact avec la foule ambiante. On reste derrière à écouter les gémissements des autres couples qui savaient que bientôt les lumières allaient refaire surface. Ils s'affairaient très vite alors que d'autres avaient décidé de quitter la salle dans l'obscurité pour éviter de mauvaises rencontres. Quand les lumières se sont rallumées, on ne voyait que des gens sortis droit d'un chaudron, les yeux rouges, le corps luisant de sueur et l'air abattu de quelqu'un qui a couru un bon marathon sous la canicule. Dehors, à l'air libre, la lumière du jour vient couper net le charme de l'obscurité. Un jeune homme qui a oublié de fermer sa braguette risque une question : “c'était quoi le film, déjà”.
(À suivre)


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