L'après-11 mars Les frères Cheddadi ont tous goûté à la prison en Espagne. Déjà un antécédent de grande importance a marqué la famille, originaire de Tanger, qui s'est installée depuis plus de vingt ans à Madrid. En novembre 2001, lors de l'opération Datil, menée par le juge espagnol Baltazar Garzon, l'aîné des frères Cheddadi, Saïd, est tombé comme un " membre actif de la cellule espagnole d'Al Qaïda ". Après les attentats de Madrid, le 11 mars 2004, et l'arrestation du groupe Jamal Zougam, Bekkali, Zbakh et Chaoui, c'est encore une fois la famille Cheddadi qui a livré deux frères aux enquêteurs. Retour sur cette arrestation et de ses conséquences. Retour aussi sur le cas Saïd Cheddadi emprisonné depuis plus de deux ans et de son ami et beau-frère Driss Chebli, accusé d'être le relais de Mohamed Atta et de Ramzi Ibn Alshibh en Espagne. La Gazette du Maroc : pourquoi avez-vous été arrêtés et pourquoi on vous a relâchés aujourd'hui ? Abdelghani Cheddadi : Je ne sais pas si je dois parler à la presse ou pas. La vérité , je ne sais plus rien du tout. Toute cette histoire est dénuée de bon sens. Ce que j'ai à vous dire clairement, c'est que je ne sais pas pourquoi on m'a arrêté ni pourquoi ils ont cherché mon frère aussi. Je n'avais aucun lien avec aucune personne arrêtée ou suspectée. Je ne fréquentais ni les mosquées ni les Jamal Zougam et ses amis, qui sont du reste des gens clean et bien éduqués. Je ne sais rien de rien. Un jour on est venu quadriller la rue (nous sommes dans la rue Caravaca à Lavapiès où ils ont leur deux commerces d'habits) et des dizaines de policiers sont venus nous arrêter. C'était comme un film. Des voitures ont bloqué les deux entrées de la rue, des motos de police, d'autres voitures, des gens en uniformes, d'autres en civil… bref, pire que le jour où ils sont venus prendre Jamal Zougam et ses amis. Ils nous ont interpellés, nous ont malmenés un bon coup et après on a fouillé dans l'immeuble, la boutique et les moindres recoins de la maison sans rien trouver. On nous a menottés et on est partis sous les regards des voisins qui disaient déjà que c'était comme notre frère Saïd et que cette affaire n'était pas terminée. De quelle affaire parlez-vous ? Toute cette mascarade qui a à voir avec le dossier de mon frère Saïd, arrêté en 2001 par ce juge Garzon, qui a depuis fait sensation en Espagne sur le dos des innocents. Oui, je le dis clairement, c'était de la publicité et une façon mal déguisée pour faire de la lèche aux Américains en leur montrant que l'Espagne enquête sur les attentats du 11 septembre. L'Espagne a gagné la confiance de l'Amérique et Aznar, aujourd'hui hors-jeu, a payé les pots cassés. A votre avis, mon frère Saïd et d'autres Marocains ont payé le prix fort pour que monsieur le juge monte en grade. Tout ce qu'il a dit sur mon frère, c'est des mensonges et des allégations qui ne reposent sur rien de solide. La presse a monté l'affaire en épingle et Saïd est en prison sans être ni jugé ni passé au tribunal depuis presque trois ans. Vous trouvez cela juste et normal ? Moi, je trouve toute cette merde scandaleuse. Et comme par hasard, c'est encore sur la famille Cheddadi que tout cela doit retomber. Vous trouvez cela normal de venir terroriser toute une famille pour rien ? Voilà, mes frères ont passé plus de vingt jours à se faire je ne sais quoi et l'autre plus de trois jours d'interrogatoires et aujourd'hui, ils sont dehors, libres et blanchis. Pourquoi avoir fait tout ce cirque pour nous humilier encore dans le quartier où tout le monde nous traite de terroristes ? Dites-moi pourquoi ? Qu'est-ce que la police vous a dit en vous arrêtant ou lors des interrogatoires ? Les policiers ne m'ont rien dit du tout. Je vous le dis encore une fois : on m'a mis les menottes et on m'a dit de venir avec eux. Après quelques jours j'ai appris que j'étais soupçonné d'avoir des liens avec les attentats de Madrid. Mais ils sont fous, ces policiers ou quoi ?! On m'a signifié que j'étais dans la merde et que j'allais payer pour ce que j'avais fait. Je leur répétais que je n'avais rien fait ni rien à voir avec quoi que ce soit de criminel. C'est cela qu'ils n'appréciaient pas du tout. Quand je leur répétais que j'étais innocent, ils se mettaient franchement en colère. Moi, mêlé au terrorisme, j'ai très vite fait le lien avec l'affaire de mon frère Saïd et je me suis dit que j'allais avoir le même sort que lui, jeté en prison sans preuves, face au destin et à la haine de ces gens qui nous terrorisent alors que personne ne nous défend ni ici ni ailleurs. Qu'est-ce que la police vous posait comme questions lors des interrogatoires ? C'est à n'y rien comprendre. Imaginez-vous arrêter dans une affaire de terrorisme et que la police vous pose des questions sur la Mecque, le Haj (le pèlerinage) et ta mère. C'est à y perdre la tête, non ? Eh bien, c'est ce qui s'est passé avec moi. Que des questions du genre : vous avez été à la Mecque ? Oui, monsieur. Pourquoi ? Pour faire mon pèlerinage avec ma mère ? Pourquoi avec ta mère ? Parce que c'est une vieille femme et il faut bien que quelqu'un l'accompagne à la Mecque. Ah bon ? Oui, monsieur. Et pourquoi la Mecque ? Parce que c'est un lieu saint de l'Islam ? L'Islam ? Oui, l'Islam. Et tu as bu de l'eau de Zemzem? Oui, j'en ai bu. Alors tu es un terroriste. Mais non, je ne suis pas un terroriste. Mais tu viens de dire que tu as bu de l'eau de Zemzem ? Oui, j'en ai bu et plusieurs fois, mais cela ne veut pas dire que je suis terroriste. Si, vous l'êtes car, pour vous les extrémistes, cette eau vous purifie avant d'aller attaquer des gens. Cela durait des heures entières pour ne rien dire ou alors reprendre au début. C'était fou de voir que ces gens ne savent rien sur nous et sur notre culture. Ils veulent nous interroger avec des arguments nuls comme cette histoire de Zemzem , quelle stupidité et méchanceté. En plus quand on leur explique qu'ils ont tort, Ils disent qu'ils connaissent l'Islam et la Mecque mieux que moi ? Vous ont-ils posé des questions sur vos liens avec Zougam et les autres ? Bien sûr, mais ils ont vite compris que je n'étais pas du tout un proche de Jamal qui est un voisin que j'appréciais beaucoup. Et je leur ai dit que je l'aimais bien, que c'était un gars comme ça. Là non plus ils n'ont pas apprécié. Mohamed Bekkali est un chic type, toujours bien sapé et calme, Mohamed Chaoui, un gars bien et Zbakh, un amour de garçon que tout le monde aime à Lavapiès. La police savait tout parce que, de toutes les manières, nous avons toujours été surveillés et depuis bien avant le 11 septembre. La police sait qui trafique, qui deale du haschich, qui vole, qui est un salopard de violeur… et qui fait du bien autour de lui. Moi, je suis convaincu que c'est l'affaire de Saïd, mon frère, qui nous a mis dans le pétrin. Qu'est-ce que la police vous a dit sur votre frère, Saïd, arrêté en novembre 2001 par le juge Baltazar Garzon ? On se moquait de nous ouvertement en nous traitant de terroristes alors qu'il n'y a aucune preuve de notre implication dans quoi que ce soit. Puis, il y a eu d'autres policiers qui nous répétaient souvent que nous étions les frères de monsieur le terroriste d'Al Qaïda. Evidemment, j'ai tenté d'innocenter mon frère Saïd en disant que c'était une grave erreur, alors cela les mettait en rogne et ils perdaient le contrôle. Vous voulez dire que vous avez été tabassé lors des interrogatoires ? Je préfère ne pas répondre à cette question. Mais votre frère Saïd avait des liens avec celui que l'on appelle aujourd'hui Abou Dahdah, le chef présumé de la cellule espagnole d'Al Qaïda ? Nous n'avons jamais dit le contraire ni nié que mon frère connaissait Abou Dahdah. Mais cela ne veut pas dire que ce sont des terroristes. Abou Dahdah était un marchand, il faisait des affaires de tissus et de fringues avec mon frère Saïd depuis longtemps. On n'a jamais soupçonné rien contre ce bonhomme. Un jour, on vient l'arrêter et on emmène tout le monde avec lui. Même Abou Dahdah avait innocenté mon frère, mais la police ne voulait rien entendre. Avez-vous connu Abou Dahdah ? Oui, je l'ai vu quelquefois quand il venait prendre des tissus ou nous ramener de la marchandise. C'était un type réglo et clean, toujours correct et les affaires tournaient bien avec lui. Il ne nous a jamais causé de problèmes et a toujours payé son dû. Vous avez aussi un beau-frère qui a été arrêté en 2003 par le juge Garzon ? C'est un hasard, cela aussi ? Vous parlez du mari de ma sœur, Driss (il s'agit de Driss Chebli, accusé par Garzon d'avoir facilité le travail de Mohamed Atta et de Ramzi Ibn Alshibh lors de leurs réunions en juillet 2001 à Tarragone en Espagne). Oui, il a été arrêté soi-disant pour avoir eu des liens avec le 11 septembre. Vous imaginez un peintre en bâtiment qui se retrouve accusé d'avoir préparé les attentats de New York ? C'est gros comme la terre, un truc énorme que personne ne peut croire. Mais c'est crédible en Espagne aux yeux de la police. On ne va pas mettre des innocents en prison alors qu'il y a des écoutes téléphoniques et des filatures, des dates et des preuves ? C'est du n'importe quoi, tout cela. Les trucs qu'on a lus dans la presse ici et au Maroc sont faux et ne reposent sur rien de valable. Les trucs du téléphone ne veulent vraiment rien dire. Les Espagnols ont interprété des conversations où on ne parle ni d'attentats ni de crime. Mais des gens qui se connaissent et s'appellent entre eux. D'ailleurs, ils ne pigent rien au dialecte marocain et ils osent construire des dossiers sur cette base ! Revenons un peu à votre affaire actuelle. La presse vous a déclarés comme des auteurs matériels des attentats. Oui et pire encore. Vous savez, depuis que nous avons été libérés, la presse espagnole continue de tartiner sur notre compte en disant texto que les frères Cheddadi sont toujours en prison et vont certainement être inculpés comme Jamal Zougam et les autres. Nous étions libres depuis quelque jours, et la presse de mentir et de remplir ses papiers sales. Il y a pire. Vous savez ce que nous avons lu dans la presse à plusieurs reprises ? Ils ont osé dire que Mohamed Bekkali faisait partie des gens qui s'étaient suicidés à Leganès. Oui, c'est vrai. Regardez le journal, je l'ai gardé pour le montrer à tout le monde. Le type était à Soto Del Real, en prison, et la presse le donne pour mort. Ce n'est pas normal, n'est-ce pas. Eh bien, jugez- en vous mêmes. Pour répondre simplement à la question, je vous dis ceci. Je n'ai jamais fréquenté d'intégristes, ni d'extrémistes ni jamais pensé faire un truc aussi dégueulasse que ce qui s'est passé à Madrid. La police n' a aucune preuve contre moi et elle peut chercher comme elle veut, elle n'aura jamais rien sur moi. Vous êtes aujourd'hui libre et exempt de toute charge contre vous ? Regardez le document qu'ils m'ont remis à ma sortie de prison. Je dois me présenter une fois par semaine, rester à leur disposition à n'importe quel moment et ne jamais quitter le territoire espagnol jusqu'à la fin de cette affaire. Aujourd'hui, je suis dehors avec ma famille. Mais qui sait, demain ils peuvent revenir nous chercher encore et encore. Qui va les empêcher de le faire ? Non, pour moi, cette affaire n'est pas encore terminée tant que la police garde mes papiers et qu'elle doit encore me revoir. Avez-vous peur des représailles ? Bien sûr. Et c'est pour cela que je vous ai dit non au début quand on s'était vu. Je ne voulais pas courir le risque de parler et de me retrouver dans la merde à cause de cela. Ils ont arrêté plein de monde injustement. Certains ont été tabassés, moi, je ne veux plus remettre les pieds dans ce commissariat ni voir les policiers. J'ai eu ma dose de douleur et de peur. Aujourd'hui j'ai du mal à m'en remettre et à retrouver le sommeil. Votre frère refuse catégoriquement d'être cité. Pourquoi à votre avis ? Je crois que c'est lui qui a raison, mais je ne sais pas pourquoi j'ai accepté de tout vous dire. Il a peur, c'est normal. C'est horrible d'être accusé de terrorisme. Personne ne peut savoir ce que c'est. Il faut le vivre pour le comprendre et c'est quelque chose que je ne souhaite à personne au monde. Si cette histoire se termine bien, allez-vous rentrer au Maroc ? Non, jamais de la vie. Nous sommes tous installés ici depuis des années. Oui, toute la famille, les parents, les frères et les sœurs. Non, c'est ici notre vie. Le Maroc, on y va pour les vacances et c'est tout. Nous ne sommes pas prêts de tout reprendre à zéro. C'est trop dur.