Le rapport Stasi a donc été remis au président français Jacques Chirac qui a promis de se prononcer le 17 décembre prochain sur la question du port du voile dans l'école française. Cette nouvelle polémique qui a secoué l'Hexagone depuis quelques mois n'a rien de nouveau. Depuis le début des années 90, le débat sur le port du "voile islamique" fait la “ une ” de l'actualité en France. Les avis sur la question semblent convergents. Médias, intellectuels et opinion publique , chacun apporte son grain de sel sur le sujet et le tout semble prendre une teinte de consensus. Mais cette année , c'est l'histoire de deux sœurs musulmanes, Alma et Lila, exclues d'un lycée de la banlieue parisienne début octobre 2003, après leur refus de retirer le voile qui a une nouvelle fois relancé le débat. “Enfin, encore quelques années et on aura un Coran républicain cosigné par Chirac et Sarko... Je ne sais pas ce que vous en pensez mais quand je les entends parler de formation des imams je crains le pire. Va-t-on dire aux imams ce qu'ils peuvent ou non enseigner de l'Islam ?” “Pour une interdiction du voile dans la rue ou ailleurs, je suis curieuse de voir comment ça se passe du côté des bonnes soeurs chrétiennes”. Le débat est donc lancé et les réactions fusent de tous les côtés parmi la communauté musulmane de France et d'Europe. Suite à l'affaire des sœurs, Alma et Lila, exclues de leur lycée pour refus d'enlever le voile, ce sont des milliers d'autres filles musulmanes qui se sentent touchées par un tel acte qui selon elles : “touche à la dignité de l'être humain et, partant, à son droit de citoyen dans un pays qui se dit garant de la liberté de chacun”. D'un autre côté, il y a tous les autres qui voyaient dans cette exclusion une réponse à toute entorse aux lois de la République : ce sont des filles qui ne respectaient pas la loi et leur acte est un défi à la laïcité qui ne doit en aucun cas être toléré. En somme, voici la tournure qu'avaient prise les choses après ce nouvel incident qui a donc relancé les hostilités face au foulard et sa symbolique qu'elle soit ethnique, communautaire, religieuse ou même politique. Pourtant, dans ce charivari fait autour d'une étoffe, personne n'a cherché à comprendre pourquoi les filles tenaient au port du foulard ni essayé de savoir ce qui se cachait derrière un tel acte, loin des préjugés sur le monde musulman et de l'éventuel manque de respect à la tradition laïque française. La commission Stasi Selon la commission Stasi qui a planché sur le projet de loi contre le port du voile dans les écoles de la République, cette loi protégera les jeunes filles. Reste que les mêmes jeunes filles de France et d'ailleurs en Europe ne savent pas comment puisqu'elles ne voient pas ou pas encore comment interdire peut-il protéger qui que ce soit. C'est là que Hanifa Cherifi, membre de la commission Stasi sur la laïcité, a affirmé jeudi 11 décembre 2003 que la proposition de loi sur les signes religieux à l'école était "une loi de protection pour les jeunes filles et pour les femmes en général contre toutes formes de pressions qui s'exerceraient sur elles". Déclaration pour le moins biaisée pour ne pas dire tronquée puisqu'on a l'impression de vouloir légiférer quitte à omettre le principal dans cette épineuse affaire qui tombe très mal dans une Europe secouée par les conflits identitaires et surtout une France qui voit les représentants de ces communautés se livrer à de cinglants débats sur la religion, le communautarisme, l'antisémitisme, le racisme et autres “ismes” fâcheux pour la République. Très vite, le débat sur le voile prend la couleur de la politique et de la religion sans se soucier des particularités de chaque groupe religieux et surtout de se pencher sérieusement sur les multiples facettes de cet Islam qui fait tant peur à l'Occident. Autrement dit, il est inutile de tenir des discours à toutes les filles portant le voile avec force arguments alors que le fond du problème, qui est certes un problème de dialogue et de volonté d'ouverture, n'a pas été traité. Pour la médiatrice au ministère de l'Education nationale pour les affaires de foulard, Hanifa Cherifi, cette commission ne proposait pas "une loi d'exclusion ou de sanction", mais "une loi de protection pour les jeunes filles (à l'école) des pressions extérieures des groupes que nous avons identifiés comme des groupes politico-religieux". Autrement dit : présenter les jeunes filles en tant que victimes de leur société qui les oblige à porter le voile, est presque une déclaration d'hostilités qui risquerait d'aggraver les rapports intercommunautaires. Pire encore, cela pourrait raviver les conflits entre porteuses du voile et les autres musulmanes. C'est là que la commission Stasi semble prendre le problème de façon très simpliste : le rapport Stasi a "donné une signification au voile, c'est la prohibition de la mixité", nous explique Mme Cherifi lors d'un passage devant le Sénat. Elle ajoute : "nous ne pouvons adhérer au nom de la laïcité et des principes républicains à toute tentative de prohibition de la mixité" que ce soit dans l'espace scolaire ou dans les services publics. Ce qui donne toute la légitimité à toutes ces femmes qui se demandent quelle lecture sera faite de leurs actes religieux au sein d'une République qui, peut-être, un jour décidera “de couper et d'arranger les textes religieux en fonction des problèmes de la société”. Si l'école et la rue seront sans voile, comment la République verra-t-elle les sœurs chrétiennes marchant dans la ville ou les Juifs en kipa à la sortie des synagogues un samedi en plein boulevard ? se demandent encore des centaines des Musulmanes sur un site créé en Belgique appelé Al Muslima. Et même si la commission Stasi pense que grâce à la loi, ce sera "à l'Etat de décider et de protéger ces jeunes filles, de ne pas laisser sur leurs épaules la responsabilité de se demander si le commandement de Dieu (de porter le voile) est supérieur à la loi humaine et à la loi de la République", les jeunes filles en question voient d'ores et déjà dans cette tutelle une mainmise sur leur liberté de choix. Et Mme Cherifi d'ajouter : "jusque là, on laissait ces jeunes filles dans cette situation extrême de devoir choisir elles-mêmes". D'un autre côté, la commission a eu raison de se rappeler qu'en cas d'exclusion de l'école c'est l'avenir de centaines de Musulmanes qui est menacé de ruine. On se rend alors compte qu'"il restera des jeunes filles et des familles qui ne sont pas convaincues auxquelles il faudra trouver des solutions", comme l'enseignement par correspondance, "car il faudrait qu'elles puissent passer leurs examens". Méconnaissance Ce qui semble grave dans la position de cette commission c'est sa négligence d'un point important dans ce conflit autour du voile. On semble écarter d'un simple revers de la main que c'est là un problème qui relève de la religion musulmane elle-même. Trancher sans considération profonde pour les libertés du culte et les libertés individuelles dans une France secouées par un climat social très tendu en ce moment pourrait ouvrir la porte à tous les dérapages. Surtout au sein de la communauté musulmane qui pense que l'Islam est une religion mal vue en France et en Occident. Une telle attitude risquerait de générer un mécontentement généralisé qui, au lieu de protéger les filles comme le veut le rapport Stasi, pourrait enflammer les rapports au cœur de la communauté musulmane de France et d'Europe. C'est ce qui nous fait penser que cette commission a travaillé dans l'urgence pour achever un dossier qui exigeait beaucoup plus de temps et surtout une connaissance maîtrisée des multiples ramifications de l'Islam en Europe. Cette même Europe qui a affaire à plusieurs types de Musulmans selon les pays, les héritages historiques, les codes sociaux et les législations en vigueur. Le Musulman de France, c'est d'abord le Maghrébin, celui d'Allemagne, c'est le Turc, et en Angleterre, c'est le Pakistanais... Plusieurs types de Musulmans qui, eux, partagent les mêmes fondements religieux, mais les vivent différemment dans les sociétés où ils évoluent et ils sont parfois diamétralement opposés. Mais quoi qu'il en soit, la bannière qui les unit suscite aujourd'hui de la méfiance, parfois du mépris et, partant, beaucoup d'intolérance. Alors qu'en ce moment l'image du Musulman est indissociable des crimes et attentats revendiqués par des islamistes radicaux, il est presque impossible de voir l'opinion publique européenne changer de visions et d'opinions à l'égard d'une catégorie sociale qui revendique son droit au foulard et à la liberté du culte. C'est que pour de nombreuses Musulmanes, contrairement à ce que pensent les chargés de missions de la commission Stasi, ce n'est pas tant un signe de soumission ni un signe de peur ou de faiblesse, mais plutôt une démonstration de sa force qui ferait que toute jeune Musulmane pourrait porter un foulard sur la tête si le cœur lui en dit. Car les glissements sur ce terrain des libertés individuelles restent très courants et souvent propices à des élucubrations de l'esprit qui omettent des points essentiels sur la vie et le comportement humain au sein de la religion musulmane. La question du voile se trouve de facto inséparable de son corollaire le terrorisme et les menaces islamistes en Europe d'autant plus que le Musulman est perçu aujourd'hui plus que jamais comme dangereux pour la sécurité des pays occidentaux. Et le lien avec le sort des femmes afghanes se fait légitimement car la guerre dans les montagnes de Tora Bora ne visait pas la liberté des femmes sous la burqa, mais la présence et le soutien à Ben Laden, qui a démontré qu'il était capable de frapper les pays occidentaux. Sans les événements du 11 septembre 2001, le régime des talibans serait sans doute encore en place à l'heure qu'il est et les femmes sous leurs burqas quoi qu'en dise la société bien pensante de l'Occident. "L'islam, c'est devenu une habitude en Occident, est rendu responsable de tous les archaïsmes des sociétés au sein desquelles il est établi (...) on s'est ainsi abondamment servi des propos de la bengalaise Taslima Nasreen qui, en butte à la vindicte des fondamentalistes de son pays , l'a crédité d'à peu près tous les maux dont souffrent les femmes bengalaises, sans faire la distinction entre ce qui relève de la religion ou de la coutume, sans voir non plus que la terrible condition faite aux femmes dans l'ensemble du sous-continent indien transcende les appartenances religieuses". Ce qu'on lit ici sous la plume de Sophie Bessis dans son livre "L'Occident et les autres, histoire d'une suprématie" vient jeter plus de lumière sur les déclarations de Taslima Nasreen critiquant l'Islam reprises un peu partout dans les médias européens et celles de la récente prix Nobel, l'Iranienne Shirin Ebadi qui ont été camouflés par d'autres faits d'actualités plus “importants”. Tout ce black-out parce que la lauréate du Nobel défendait en effet la liberté pour les Musulmanes de pouvoir porter le voile en Europe si elles le voulaient. "Il faut laisser aux gens leur liberté. Si une femme en Europe veut porter le voile, alors elle doit être autorisée à le faire. Le respect de la liberté personnelle est important. Même si nous sommes convaincus qu'il faut une séparation complète de l'Etat et de la religion, nous devons comprendre que la tenue vestimentaire est une décision très personnelle. Ce sont les opinions des gens qui importent". Au sein de l'Europe, la position de la France est presque unique. Paris, sur ce volet fait cavalier seul comme s'il y avait une spécificité française face au "problème du foulard islamique". Ce qui fait résonner dans nos esprits ces mots de Pierre Bourdieu : "La question patente - faut-il ou non accepter à l'école le port du voile dit islamique ? - occulte la question latente - faut-il ou non accepter en France les immigrés d'origine nord-africaine ? ". "Il faut laisser aux gens leur liberté. Si une femme en Europe veut porter le voile, alors elle doit être autorisée à le faire. Le respect de la liberté personnelle est important. Même si nous sommes convaincus qu'il faut une séparation complète de l'Etat et de la religion, nous devons comprendre que la tenue vestimentaire est une décision très personnelle. Ce sont les opinions des gens qui importent". La France minoritaire en Europe Dans l'Union européenne, l'attitude vis-à-vis du voile est loin d'être uniforme et la position française semble bien minoritaire : en Allemagne, la Cour constitutionnelle a jugé que le port du foulard dit "islamique" dans les établissements scolaires était possible, donnant ainsi raison à une enseignante afghane qui s'était vu interdire le port du voile dans une école publique de la région du Bade-Wurtemberg. La Haute juridiction a toutefois souligné que les parlements régionaux allemands étaient "libres" de légiférer s'ils souhaitaient interdire le port du voile dans les écoles, mais en s'efforçant de "trouver une réglementation acceptable pour tous". En Belgique, il n'existe pas de législation fédérale réglementant le port du voile dans les écoles qui sont libres d'édicter leur règlement interne (et donc d'autoriser ou d'interdire le port du voile). En Grande-Bretagne, il n'y guère de polémiques autour du voile, le port du foulard, du voile ou de la kippa étant généralement autorisé. En Espagne, il n'y a guère de débat sur le sujet (peut-être parce que l'Espagne a été musulmane pendant des siècles ?). En Grèce, au Danemark, en Autriche, en Hongrie, aux Pays-Bas, le port du voile ne pose pas non plus de problème. La France apparaît donc minoritaire dans sa prise de position au sein des pays de l'Union européenne contrairement à ce qu'écrivaient certains journaux parisiens affirmant que "l'Europe était divisée face au voile"... Rappelons que l'instauration de la laïcité en France remonte à 1905, c'est-à-dire moins de 100 ans, ce qui à l'échelle de l'histoire n'est pas si ancien. L'égalité des sexes, même dans les pays occidentaux non musulmans, est également un acquis récent (les femmes n'ont le droit de vote en France que depuis 1944). Le pays en Europe dont la position sur le port du voile semble la plus proche de la France est la Turquie qui est un pays musulman et laïc, mais étrange paradoxe, cette dernière n'a pas été jugée “digne de devenir membre de l'Union européenne” ! (voir déclarations de Valéry Giscard d'Estaing se prononçant contre l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne il y a quelques mois).