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Les esclaves des prairies espagnoles
Publié dans La Gazette du Maroc le 08 - 12 - 2003


Enquête
La condition des travailleurs marocains dans le sud
de l'Espagne est bien connue. Entassés dans des baraquements comme du bétail, ils triment sans le moindre avantage social pour tenir à flot une économie espagnole qui compte chaque année sur près de 240.000 immigrés pour maintenir son actuel niveau. Les immigrés marocains vivent en communauté à la merci de grands propriétaires terriens qui les exploitent à souhait. Ils n'ont pas de droits, croupissent dans l'ignorance la plus totale et vivent les affres de l'esclavage moderne.
Les crimes d'El Ejido ne sont pas bien loin. Ils continuent à vivre dans la mémoire de tout Marocain qui se respecte et qui refuse d'oublier que ses frères ont été la cible d'actes barbares, racistes et criminels en Espagne. Impossible de tourner la page sans la relire encore une fois pour voir défiler devant nos yeux les cadavres des Marocains immolés sur l'autel de la haine. Impossible de ne pas se souvenir des scènes de lynchage dans la rue, du casse-gueules pour le simple délit de faciès.
Impossible de se dire aujourd'hui que les Espagnols sont enfin mûrs pour ne plus répéter d'autres horreurs semblables. Hier encore, avec la crise du rocher Leïla, toute la haine espagnole s'est déversée sur d'autres ressortissants marocains qui ont, une fois de plus, fait les frais de l'ignorance, de l'injustice, d'un fallacieux sentiment de supériorité doublé d'aveuglement qui fait perdre la tête à de nombreux Hidalgos. Dans ce climat de va-et-vient entre amitié et inimitié, l'Espagne tangue entre violence et accalmie, sans se résoudre à régler le problème des milliers de Marocains qui sont exploités sur ses terres. Elle multiplie les accusations à l'encontre de son voisin du Sud qu'elle voudrait présenter comme la source
du grand mal des immigrés clandestins, elle préconise des lois et des solutions pour jouer au gendarme de l'Europe, ce qui lui donnerait toute latitude pour punir ce voisin encombrant dont l'histoire, lointaine et récente, continue encore à démanger
les consciences espagnoles. L'Espagne qui vise le Maroc sur les volets de la drogue et
de l'immigration clandestine joue là un double jeu très machiavélique. D'un côté,
elle profite des richesses ogènes de Kétama, de l'autre, elle voudrait voir le pays exportateur soumis à des sanctions internationales lourdes de conséquences.
D'une part, les réseaux de trafic d'hommes pullulent sur la péninsule ibérique alors que Madrid est incapable de résorber ce fléau, mais elle dira que Rabat devrait boucler son territoire et passer au peigne fin des centaines de milliers de clandestins qui empruntent son sol en partance vers l'Eden des exploitants. Dans ce charivari de discours et d'actes contradictoires, il y a le sort de milliers de ressortissants marocains qui sont les véritables otages de l'économie espagnole, exploités à fond, sucés jusqu'à la moelle et toujours menacés d'expulsion ou de prison en cas de rébellion ou de simple refus d'être l'esclave.
Un peu d'histoire
Avec l'avènement d'un royaume chrétien du nord de l'Espagne, la guerre fut déclarée contre Al Andalous. Mais, malgré la guerre, les tourments et les dérapages, Americo Castro, l'éminent historien espagnol notera l'influence de l'arabe dans la langue castillane puisqu'il y a plus de 4.000 mots d'origine arabe employés chaque jour par les Espagnols. Il ira même jusqu'à parler des greffes de la langue arabe dans la syntaxe castillane avant que le Roi Alphonse X ne crée l'école des traducteurs de Tolède pour traduire quelques-uns des ouvrages arabes les plus importants notamment par des traducteurs juifs en langue castillane. C'est d'ailleurs grâce à ces traductions et aux efforts de l'école de Tolède que l'Europe moyenâgeuse a pu lire les œuvres maîtresses d'Averroès. Avec la chute de Grenade en 1492 et la victoire de la Castille, on met alors fin à la présence musulmane dont la population sera considérée jusqu'en 1502 comme Mudéjar. C'est à partir de cette date que les manœuvres d'acculturation, qui sont le début d'une longue série d'actes barbares et racistes, ont débuté. On impose la conversion aux Morisques qui seront expulsés après les Juifs en 1611. Pendant plusieurs siècles, les rapports vont vaciller entre échanges et haine jusqu'au XXe siècle où l'école des Africanistes espagnols trouvera des justifications à la colonisation du voisin du Sud avec lequel l'Espagne entretient des souvenirs historiques inoubliables. Ce sont ces mêmes Africanistes qui ont créé plus tard 'image des Sahraouis du Polisario. Juste après la guerre de Tétouan au XIXe siècle, l'Espagne s'arrangera avec l'histoire pour donner naissance à deux types de Marocains : El Moro collaborateur avec les Espagnols et El Moro ennemi qui défend son pays contre les velléités coloniales de son voisin. Les choses perdurent après Algésiras et le protectorat où l'image du Moro ami de l'Espagne vient contrecarrer celle du Moro résistant et criminel. A l'époque, tous les hommes d'Abdelkrim Khattabi étaient les pires ennemis du colon espagnol qui, à coups de propagande, multipliait les dissensions au sein du mouvement nationaliste marocain. Quand Franco arrive au pouvoir et déclenche sa guerre civile, il fera appel aux Rifains mercenaires qui lui ont prêté main-forte dans sa lutte acharnée contre les républicains. C'est là que l'on a encore affublé le Marocain d'une autre image : il y avait d'un côté le bon Marocain qui combattait aux côtés des franquistes et le Moro sauvage qui violait les femmes et tuait les enfants des républicains. Après l'indépendance, Franco est pris de court, il jouera alors sur l'appui des Africanistes pour servir au monde une autre caricature du Marocain. C'est à ce moment-là que l'histoire verra naître : d'un côté le Sahraoui fidèle pro-espagnol et de l'autre le Marocain anti-Franco. El Moro bueno du Polisario est alors donné en monnaie d'échange contre El Moro méchant du reste du Maroc. Depuis, les choses ont pris une autre tournure. El Moro est perçu comme un travailleur, un exploité qui pourrait aider l'économie espagnole à prospérer. Du coup, ce sont d'autres formules d'adaptation aux exigences de l'histoire qui feront leur entrée en jeu. On criera sur tous les toits d'Europe que le Maroc est une terre qui engendre un flot terrible d'immigrés qui envahissent les terres européennes, mais on multipliera les boulots clandestins. On n'ira pas demander des comptes à ces centaines de propriétaires terriens du Sud de l'Espagne qui font travailler les Marocains clandestins et qui, parfois même, iront jusqu'à financer ou du moins payer des maffias locales pour l'acheminement de cette main-d'œuvre pas chère. L'Espagne présente l'immigration dans le sens de vouloir protéger la forteresse européenne par des murailles et des fils de fer en espérant verrouiller ainsi ses frontières. Mais elle oublie qu'il y a d'abord la condition de milliers de Marocains et d'Africains subsahariens qu'il faudra régulariser en bonne et due forme avant de claironner toutes sortes de solutions discriminatoires.
Qu'elle était
verte ma vallée !
Oublié le scandale d'El Ejido, l'Espagne fait bonne figure et s'arrange avec ses exactions à l'encontre des Marocains. Il n'en reste pas moins que des milliers de Marocains sont aujourd'hui pris en otages sur les terres agricoles de la péninsule ibérique. L'histoire qui suit raconte huit années de la vie d'un jeune Marocain de Ben H'med qui a vécu dans un taudis avec quatre de ses compagnons d'esclavage qui ont servi à grossir le chiffre d'affaires d'un certain «Senor» Enrique, qui a toujours menacé de les dénoncer auprès de la police s'ils venaient à revendiquer le plus élémentaire de leurs droits d'êtres humains exploités par leurs semblables. Hamid a aujourd'hui 36 ans. Il avait quitté sa femme en 1994 et son garçon à peine âgé d'un an et demi pour aller chercher du travail dans cette Espagne pas si lointaine mais qui promet monts et merveilles. Il achète son ticket de clandestin, s'aventure en payant un passeur très célèbre dans la région entre Ben H'med et Khouribga, arrive un matin sur les rives “riches” de la Méditerranée et se fait embarquer avec six autres Marocains dans une camionnette qui les conduira dans un abri fait de briques et de zinc où ils devaient vivre durant quatre années. Des Hamid, il y en a des dizaines de milliers en Espagne et dans presque tous les pays riches d'Europe. Ils sont Marocains, Algériens, Tunisiens, Mauritaniens, Maliens, Sénégalais, Ivoiriens qui triment chaque jour plus de 16 heures de travaux forcés, 7 jours sur 7 et presque 365 jours par an. Hamid qui comprend très vite qu'il n'avait pas à protester, inspecte les lieux et se fait une raison : “je suis venu ici et j'ai payé pour y arriver, alors il faut l'accepter et travailler.” C'est ce qu'il fera en compagnie d'autres Marocains qui étaient au nombre de 23 dans cette ferme où l'on cultivait des agrumes et des melons. “Pour le propriétaire, la baraque qui nous servait de logement était presque une location parce que, plus tard, quand on lui disait qu'on était à l'étroit et qu'il fallait construire d'autres chambres, il nous répondait : “et qui va payer les frais des travaux, c'est vous j'espère”. On a dû acheter nous-mêmes des couvertures, des matelas très bon marché et des ustensiles de cuisine pour préparer à manger. Petit à petit, on arrivait à vivre plus ou moins correctement”. Correctement veut dire ne pas avoir froid la nuit, pouvoir se faire du feu et faire bouillir de l'eau pour un thé ou un café, placer une plante devant la porte de la kitchenette, éviter de tomber malade parce qu'il n'y a pas de médecin qui viendrait faire votre bilan de santé dans une ferme où vous n'êtes même pas censé exister.
Entre esclavage et menaces
Hamid peut s'étaler avec force pleurs sur les années de lutte contre des propriétaires esclavagistes qui l'ont forcé à travailler, à trimer plus de 16 heures par jour pour un salaire de misère et des insultes racistes à chaque fois que les «señores» Enrique, Gonzalez, Paco et consorts sont mal lunés. “J'ai encaissé pendant deux ans où j'ai essayé de ramasser un peu d'argent pour trouver quelqu'un qui partait au Maroc pour les lui remettre. J'y suis arrivé puisqu'on se débrouillait pour avoir des nouvelles de ces voyages par des connaissances, d'autres garçons de ferme qui venaient travailler pour les moissons ou alors en hiver. C'est là que j'ai demandé à l'Espagnol de me construire une chambre seul ou de m'acheter les matières premières pour que je la construise moi-même Il a refusé et quand nous avons tous insisté et qu'il a pris peur, il a menacé de nous donner à la police pour nous faire expulser. Depuis ce jour, les choses allaient très mal. Il insultait, crachait, il a même frappé avec ses deux fils deux Marocains et un Mauritanien qui a quitté au bout de deux mois la ferme. Une fois il nous a ramené deux hommes qui nous ont dit qu'ils étaient de la police, qu'ils savaient que nous travaillons au noir et qu'ils fermaient les yeux parce que le propriétaire le leur avait demandé”. La suite de ce calvaire aura été une succession de chassés-croisés entre Hamid, ses compagnons et le riche exploitant terrien qui finira par ne plus vouloir leur verser leurs salaires parce qu'il savait qu'ils étaient en train de préparer leur départ chez un autre fermier. “Nous avons passé avec Ali et Lhoucine, quatre ans chez cet Espagnol. Après, nous avons dû abandonner deux mois de salaires et presque toutes nos affaires que nous avons achetées nous-mêmes pour aller dans un autre village à plus de 150 kilomètres de chez lui. Il a menacé de nous emprisonner, insulté nos racines et nos parents et finalement il a juré de ne pas nous payer et qu'il ferait tout pour que nous n'ayons plus de travail en Espagne”. Arrivés sur d'autres lieux de travail, les conditions n'avaient pas changé. Ce qu'ils avaient gagné de plus, c'était la vie en communauté dans une sorte de bidonville improvisé il y a des années de cela par des pionniers de la corvée pour rien. “Nous avons aménagé tous dans deux baraques, mais c'était déjà différent puisqu'il y avait d'autres Marocains qui vivaient là. Très vite, nous sommes devenus presque une grande famille. Nous étions plus de 70 Marocains dans ce seul petit bidonville. Mais il y en avait d'autres pas loin
des fermes où d'autres fils du pays vivaient avec des Algériens et des Mauritaniens”.
Hamid a passé huit ans en Espagne. Il est rentré depuis et vit à Casablanca à Sidi Bernoussi. Après huit années de labeur et de torture, il a juste de quoi vivoter avant de trouver un boulot dans une usine de textile à Mohammédia. Il a pu retrouver sa femme et son enfant avec qui il vit aujourd'hui après de longues années de séparation où il n'a pas vu grandir son garçon. Pour lui, l'expérience espagnole est la plus grande erreur de sa vie : “Jamais plus”, dira-t-il en se souvenant de toutes ces misères accumulées, ce mauvais traitement, les crachats des Espagnols lors des récoltes, le non-respect des autres durant le mois de Ramadan où “ils fumaient, buvaient et amenaient des femmes à la ferme alors que nous étions là sous le soleil brûlant à suer et à travailler, le ventre vide et le cœur haletant”. Hamid ne peut pas oublier qu'un de leurs amis de la ferme était mort suite à une forte fièvre parce qu'il n'y avait pas de médecin pour le soigner. Il ne pourra pas non plus effacer de sa mémoire ces dizaines d'Espagnols enragés qui sont venus un jour dans le bidonville casser du Moro à tour de bras. Pas plus qu'il n'oublira ses autres frères clandestins qu'ils ont accueillis chez eux dans leurs bicoques avant qu'ils aillent travailler pour rien chez des exploitants qui, finalement, les ont dénoncés pour vol de fruits. “Durant huit ans, j'ai vécu dans la région de Grenade et je n'ai jamais été au-delà du bidonville sauf quelques rares fois où on a été acheter des affaires pour la maison. Au bout du chemin, j'ai fait des mains et des pieds pour avoir mes papiers pour travailler dans la légalité. J'ai attendu trois ans et je n'ai rien eu. Il a fallu que je rentre au Maroc aussi clandestinement que j'en étais parti”. Hamid nous a raconté des dizaines d'histoires sur d'autres Marocains qui ont dû tenter le passage en Italie et qui sont devenus des trafiquants de drogue. D'autres ont traversé les Pyrénées pour rejoindre un cousin ou une connaissance en France et des dizaines ont fait le chemin du retour sans papiers, sans argent, la haine et la rage plein le cœur. Inutile de vouloir connaître ce que Hamid pense du gouvernement espagnol, de ses mensonges et de ses hypocrisies. Il s'étalera sur les propos racistes les jours d'attente devant les bureaux de l'immigration, il vous dira comment il a dû ravaler sa colère dans l'espoir d'avoir un document pour pouvoir circuler dignement entre son pays d'origine et cette terre d'accueil qui a voulu l'exploiter sans jamais lui garantir le moindre droit. Par contre, il voudrait savoir ce que les Espagnols ont décidé de faire des autres dizaines de milliers de bras qui labourent leurs champs et récoltent leurs fruits sans la moindre reconnaissance.
Après l'indépendance, Franco est pris de court, il jouera alors sur l'appui des Africanistes pour servir au monde une autre caricature du Marocain. C'est à ce moment que l'histoire verra naître : d'un côté le Sahraoui fidèle pro-espagnol et de l'autre le Marocain anti-Franco. “El Moro bueno” du Polisario est alors donné en monnaie d'échange contre “El Moro” méchant du reste du Maroc.


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