Aux confins de l'Anatolie Pays de transit idéal pour l'Europe, la Turquie sert également de plaque tournante pour tous les passages d'hommes vers les terres du jihad. La Tchétchénie, l'Afghanistan ou l'Irak ou encore l'ex-Yougoslavie, ils sont des milliers à avoir traversé le pays pour atteindre les destinations de "la guerre sainte". Après l'Europe et l'Eldorado , voici le temps des grands pèlerinages vers nulle part. Vers l'inconnu, avec la mort au bout du chemin. Reportage. Nous sommes dans le quartier d'Imünönü dans l'ancienne ville à Istanbul. Quand on dépasse la nouvelle mosquée (Yeni Cami) au bout du pont de Galata, le plus célèbre de la mégapole, juste à quelques dizaines de mètres de là, avant d'arriver à l'autre station de tramway appelée Serkeci (lire Serkedji), il y a de drôles de personnages, l'air affairé, la dégaine nonchalante, l'air absorbé dans des calculs mentaux qu'ils sont les seuls à pouvoir résoudre. Ce sont des rabatteurs. Ils parlent toutes les langues ou pour être plus précis des bouts de langues, mais appris par cœur et dits dans des accents différents. Cependant, malgré l'application de certains, ils restent très en deçà de la moyenne requise pour ce genre de jonglerie langagière très prisée dans ce type de commerce. "Plovdev, Budapest, Vienne, Milan, on vous fera arriver là où vous voulez. Venez, monsieur, venez voir de plus près. Vous prenez un thé, c'est ça". L'Europe interdite On ne vous laissera pas le temps de répondre, on ne vous demandera pas si vous avez de l'argent ni ce que vous pouvez payer. On vous attrape au vol puisqu'il y a une concurrence de tous les diables qui fait que si l'un vous rate, il y a cent autres, aux aguets, qui vous sauteront dessus comme des sangsues et ne vous lâcherons plus. A moins de courir ou de hurler pour ameuter le quartier et appeler les policiers, soyez sûr que vous allez finir dans un bureau miteux, à l'étage d'un vieil immeuble des années 30 menaçant ruine bien dosés d'histoire avec un thé sur votre table, deux interlocuteurs, une mappemonde sous les yeux et des promesses qui ruissellent comme le miel du paradis que l'on vous servira jusqu'à satiété. "Non, je ne veux pas aller en Bulgarie. Non, c'est pire que chez moi. Non, je veux aller en Allemagne, à Munich". Et là, vous avez une liste de dizaines de personnes qui ont déjà fait le voyage avant vous et qui sont aujourd'hui de vaillants immigrés chez les germaniques avec un salaire qui vous fera baver et chaque dimanche un match de football à l'Olympic stadium de la Bavière pour voir les poulains de Franz Beckenbauer à l'oeuvre. On vous dira ce que vous serez dans un an si vous êtes de ceux qui s'appliquent et qui ne font pas de remous autour d'eux. Bref, dans ce bureau au papier peint jauni votre avenir tient à un ticket de train, un sac sur le dos et les paroles sûres d'un bonhomme de cinquante berges qui ne sourcille pas quand il vous promet de dormir dans deux jours chez un ami en Allemagne. Ceci est la première option du passage vers l'Europe interdite par les voies normales, c'est-à-dire en prenant un train comme tout le monde ou un autocar sans aller jouer les clandestins crasseux qui partent à l'aventure et qui se solde souvent par une mauvaise piste. Nous avons donc rencontré Hassan, un jeune homme de vingt-six ans, qui vit à Istanbul depuis déjà trois mois dans le quartier de «çemberlitaç», juste à deux pas du grand bazar et de la mosquée bleue. Il part dans deux jours à Budapest chez un copain, lui aussi natif de Casablanca et qui travaille aujourd'hui dans le théâtre. Il paye 200 dollars pour l'autocar, plus quelques 100 dollars qu'il doit garder sur lui en coupure de 10 pour backchicher à chaque passage de douane. Il nous raconte son premier essai qui s'est terminé en Bulgarie parce que l'un des convoyeurs n'était pas de sortie cette nuit pour lui faire passer la frontière. Il a perdu 200 dollars, mais ce n'était rien : "un type devait monter dans l'autocar à Edirne juste avant le poste frontière avec la Bulgarie, un Arabe. Il est connu ici, tout le monde en parle. C'est lui qui discute avec la douane, fait un bout du voyage avec nous jusqu'à Sofia ou Plovdev et puis rebrousse chemin et attend le deuxième convoi et ainsi de suite. Ce soir là, vers 23 heures, c'est un autre type qui est monté, un Turc, il a pris l'argent des gens, parti discutailler avec les douaniers et il est revenu. Un quart d'heure plus tard, les Bulgares sont montés et ont fait descendre cinq personnes : moi, un Jordanien qui s'appelait Aymen, un Egyptien qui racontait des blagues à n'en plus finir et deux Roumaines. L'une d'elles s'appelait Tina." Ils leur ont demandé de rebrousser chemin à pied d'aller voir la police frontière pour annuler leur tampon de sortie de la Turquie et d'attendre l'autocar qui revient de Bulgarie pour revenir à Istanbul. Fin du premier voyage. Avorté. Manque de chance. Selon notre ami Hassan, des dizaines de Tunisiens, d'Egyptiens, de Marocains sont déjà passés par là et sont aujourd'hui ou en Italie ou en Allemagne. Quand on creuse , on comprend très vite comment le fameux Arabe arrive à faire circuler "sa marchandise" : "Il connaît tout le monde. Le premier tronçon dur est celui de la Bulgarie puisque entre les Bulgares et les Turcs, ce n'est pas l'amitié qui prend le dessus. Il paye l'équivalent de 10 dollars par tête à des douaniers qui ne gagnent rien. Vous passez la Bulgarie, les choses sont plus aisées puisque les autres postes-frontière sont plus souples. Vous payez la personne qui vient vous voir à votre siège et vous laissez faire. Sur 80% des cas, c'est gagné". L'Arabe en question qu'on a essayé de rencontrer pendant des jours est un Palestinien. D'après les gens qui l'ont fréquenté à Bursa avant qu'il ne s'installe à Istanbul, il arrive de Syrie et vit en Turquie depuis déjà dix ans. Avant, il s'occupait des bateaux, mais le commerce est plus surveillé et plus dangereux. Là, il ne fait que dans le quasi-sûr. Hassan est parti, nous l'avons accompagné jusqu'à la station où deux hommes l'ont déposé en voiture : c'étaient les deux mecs de l'agence de voyages dont le papier peint se détache en lambeaux. "Vous ne partez pas, vous ?" "Non, je veux aller en Tchétchénie" "Ce n'est pas ici qu'il faut aller voir". Les deux hommes ont la mine fermée des mauvais jours et tournent le dos en disant à Hassan, qui nous étions. Si le passage de Hassan échoue, il devrait être de retour le lendemain. Si, après 48 heures, il ne vient pas au café Kafka, près du Lycée français de Galatasaray, c'est que tout s'est bien dégoupillé pour lui. Pour aller vers l'Ouest, les chemins sont aujourd'hui plus ouverts qu'avant. L'Europe se gagne à moins de 500 dollars quand on tombe sur une bonne piste avec un passeur respecté comme le Palestinien. Au pire des cas, on vous fourgue un faux passeport acheté entre 400 et 1.200 dollars et on vous met dans un avion pour Milan. Et ça marche ! Les passeports sont un autre commerce qui fleurit à Istanbul. Il suffit d'aller faire un tour au détour des ruelles qui longent l'Istiqlal Caddesi, l'artère vivante de la nouvelle ville vers Taksim pour rencontrer des Arméniens, des Irakiens, des Kurdes avec un échantillonnage assez alléchant de passeports pour vous offrir un passage vers l'Eden. Le Passeport marocain coûte environ 600 dollars. Généralement, ils sont volés lors de grandes beuveries où les filles vous appâtent et vous saoulent. Là, on vous fait les poches et on vous prend quelques billets et votre papier du retour au bled. Les pigeons se comptent par dizaines. Le passage à l'Est Pour gagner un ticket pour la Tchétéchénie, on nous a conseillé de ne pas aller frapper à la porte d'une mosquée ni d'aller voir un Musulman pur et dur qui peut piquer une crise à votre demande. Les affaires de ce genre se traitent avec des gens "modernes, comme vous et moi qui ont pignon sur rue". On s'achemine vers un café pour rencontrer un certain Raouf. Un Egyptien qui vit ici depuis des années. Quand il est arrivé, il n'était pas seul. Deux autres types étaient avec lui. Notre guide leur explique qu'il s'agit d'un voyage vers l'Est sans préciser la destination. Raouf demande si l'argent est prêt puisqu'il y a un convoi prévu pour demain soir. Cela coûte entre 200 et 600 dollars et cela dépend aussi de quel Est il s'agit. Si c'est vers l'Arménie, il suffit de 200 dollars pour le passeur et de 100 pour ceux qui vous escortent en voiture à la sortie du pays. Si c'est l'Est dans la direction de Téhéran, il faut compter 600 dollars bien ronds. On y va en voiture ou en camion. "Vous achetez votre nourriture pour cinq jours sinon plus et vous attendez qu'on vienne vous dire de plier bagage". Pour le paiement, on attend le jour du départ. C'est du réglo, puisque rien ne peut nous garantir que ces hommes allaient venir taper à l'adresse convenue pour nous emmener vers la terre sainte. Aucune question sur la tenue, l'apparence, la barbe rasée ou pas, la religion, les véritables motifs de ce voyage. Vous achetez des services, on vous les fournit et on reste discret, on ne vous demande même pas votre nom. Juste l'adresse pour venir vous réveiller un beau jour. Selon notre guide, il en a vu des Arabes et des Marocains transiter par ce café ou d'autres derrière dans le quartier. Il sait, lui, qu'ils sont partis pour l'Afghanistan ou l'Iran. "J'en ai connu deux qui sont revenus, il y a quelques mois d'Iran. Ils n'ont pas été jusqu'à Kandahar ou Peshawar. Mais ils sont partis pour au moins six mois. Aujourd'hui ils ont repartis au Maroc". Ce qu'il faut comprendre, c'est que les passages vers "les terres du Jihad" ne veut pas dire immanquablement aller porter la Kalach et faire feu sur l'ennemi ni aller s'embrigader dans une milice pour faire sauter quelques camions russes dans la banlieue de Grozny. Il y a les voyages initiatiques, les tests à faire, les entraînements pour vérifier les capacités de chacun pour passer à l'étape supérieure qui est celle d'être admis dans un groupe qui vous prend en charge, s'occupe de votre encadrement physique et mental. "Parfois, il y en a qui vont trois fois et reviennent. Et chaque fois, ce sont les mêmes, puis un beau jour ils partent et on ne les revoit jamais". Notre ami raconte le périple d'un jeune Algérien qui a fait le voyage dix fois et qui fréquentait un boui-boui dans le coin. Il était malheureux de ne pas partir une fois pour toute jusqu'au jour où les choses sont entrées dans l'ordre pour lui et il est parti jihadiser pour la gloire de quelqu'un ou de quelque chose. Les destinations prisées sont la Tchétchénie en traversant de nuit la Turquie jusqu'à la frontière arménienne ou alors en prenant la route du Nord en passant par Trabzon, Samsun et Sinop en partance vers la Georgie et Tbilisssi. De là, les convois s'acheminent vers la Tchétchénie dans le froid et la boue. On peut aussi prendre par l'est pour atteindre Antakia et se faufiler en Syrie. De là le passage vers l'Irak (avant la guerre) était très simple. L'Iran n'est après qu'une petite étape très simple à faire puisqu'il y a des centaines qui font l'aller-retour entre l'Irak et l'Iran malgré la tension et les postes frontière hyper surveillés. Une fois à Téhéran, les voyages organisés pour l'Afghanistan sont nombreux et les recruteurs sont à l'affût des étrangers arabes ou européens qui veulent aller combattre pour "la gloire de Dieu". Selon un journaliste à Istanbul qui a fait de nombreuses enquêtes sur le sujet : "ils sont des milliers à avoir traversé notre pays. Nous sommes aujourd'hui loin des Arabes et Maghrébins qui viennent à Istanbul pour partir du côté d'Ipsala pour la Grèce ou qui traversent Uzun Köprü (le pont de la tristesse, sur un fleuve entre la Grèce et la Turquie où des centaines de clandestins ont péri noyés lors de leur passage vers les terres grecques ). Nous sommes aujourd'hui dans une autre logique, celle qui cherche d'autres paradis pour les jeunes Arabes et autres où l'argent et l'espoir n'ont plus le même poids et où seule la voie du Jihad est la plus recherchée. Ils ne viennent plus ici pour acheter un ticket pour la belle vie, mais un aller simple pour la mort". Une fois à Téhéran, les voyages organisés pour l'Afghanistan sont nombreux et les recruteurs sont à l'affût des étrangers arabes ou européens qui veulent aller combattre pour "la gloire de Dieu".