À la une du journal al-Massae, un auteur nous livre en avant-première un scoop. Ce serait Youssoufi, l'ancien Premier Ministre socialiste, l'ancien résistant en personne, qui aurait insisté auprès du Roi pour maintenir le rituel du baisemain ! L'information, on le voit, vaut son poids d'or. Par surcroît, elle n'est pas le fruit de spéculations théoriques, loin de là, elle sort du sanctuaire lui-même. C'est un homme de la maison fortunée qui aurait distillé la nouvelle au politologue. On imagine le Roi en colloque avec le Premier Ministre, débattant de la monarchie et de ses rites à haute voix : - Qu'en pensez-vous Maître ? - Oui Majesté, on garde ceci et on élimine cela ! Et convaincu par l'argumentaire infaillible d'un militant ayant vécu la plupart du temps loin des rituels palatins, le roi acquiesce et tient illico conseil avec ses serviteurs de l'intérieur pour les tenir informés de son décret concernant le rituel en question. Et notre auteur chanceux a la primeur de ces conciliabules ! Il n'y a pas à dire, la connaissance historique avance à grands pas, Au diable Ibn Zaydâne et tutti quanti ! Mais où est l'Histoire dans tout cela ? C'est que les rituels du protocole de cour, à vrai dire, ne naissent ni ne meurent d'une décision prise à la légère du jour au lendemain. Ils naissent d'une lente accumulation fruit de la pratique quotidienne du pouvoir, de l'obligation où se trouve l'autorité de s'entourer d'une aura. Ils condensent en eux les péripéties de la formation du statut du chef. Ils expriment le contenu du lien d'autorité impliquant, il ne faut guère l'oublier, deux parties : le maître et ses sujets. Ils évoluent et disparaissent parce que les sociétés changent ainsi que les mentalités qui vont avec et donc le vécu du rapport au pouvoir. Le baisemain est dans ce cadre un produit historique. Il ne naît pas de la fantaisie d'un despote qui lui dicterait de tendre la main à tout propos à ses sujets. Il est le produit d'un rapport de force qui fait que le plus faible se soumet au plus fort parce que ce dernier lui tord le cou ou est en mesure de le faire. La main, avec le temps, devient le symbole de cette puissance parce qu'elle en fut initialement l'organe fondateur. Elle recueille les redditions qui, dans les sociétés pacifiées, se nomment allégeances. Dans celles-ci le chef n'est pas plus puissant uniquement parce qu'il concentre la force mais aussi le prestige et la richesse qu'il a pu engranger grâce à elle. On s'approche de lui, on le courtise sans doute parce qu'on le craint, mais aussi et surtout pour en toucher les dividendes. En plus de ses trésors, l'autorité fascine les populations qui lui courent derrière, profitent de n'importe quelle occasion pour l'approcher. Le chef est adoré, sollicité, supplié, non seulement par les nécessiteux mais par les riches aussi qui s'agglutinent autour de lui, se jettent sur sa main, à ses pieds et les embrassent goulûment. Nous dirions aujourd'hui, comme le font les grands notables, pour la photo. C'est ainsi que se forme et se consolide la servitude comme contenu d'un lien d'autorité tissé de contrainte et d'adoration. La main dans les rituels des palais trahit cette relation dont elle laisse deviner les origines guerrières mais aussi affectives et sacrées. Sans ce dernier aspect, on ne comprendrait pas le baiser déposé de nos jours encore en Occident sur la main du pape, par des personnes qu'on dit pourtant libérées par la modernité. On prend conscience, avec cette parenthèse, de la vivacité d'une telle pratique qui a la ressource de se lover jusque dans des recoins de la société moderne où le sacré lui donne refuge. De cette servitude nous avons, pour la plupart d'entre nous qui observons de l'extérieur, une vision simpliste et réductrice. L'enceinte du palais cache à nos yeux des secrets qui réduisent les volontés et font les sujets se prosterner sous la contrainte. Que de gens « très progressistes » vous raconteront comment peu à peu le mystère qui a présidé à leur accès à la maison fortunée, les a acculées, malgré elles, à baiser la main du monarque sans qu'elles y aient songé un seul instant auparavant. Or il suffit d'examiner de près le sentiment des serviteurs au roi, pour se rendre compte que le baisemain traduit largement une volonté de celui qui l'accomplit. Nous baisons bien la main de nos pères et de nos bien-aimées. Baiser la main du chef devant lequel on sent le trouble nous envahir comme dans le sentiment amoureux n'est pas plus compliqué. Le serviteur tient au plus haut point à manifester sa fidélité, son attachement et n'a de moyen plus indiqué de le faire, en présence du roi, qu'en apposant un baiser sur sa main fortunée, al-maymouna. Le baisemain est un moment de proximité unique, qui explique que tant de responsables l'éternisent avec fierté par une photo qu'ils ont toujours bien en vue à leur bureau comme à la maison. Vu ainsi, le baisemain, en tant que rapport entre deux parties consentantes, ne peut disparaître définitivement qu'en cas de changement radical du lien d'autorité. Dès lors, et vu son contenu et l'empressement de nombreux sujets à s'y appliquer, ce n'est pas au roi qu'il revient de l'interdire. C'est grand-pitié en effet d'empêcher un sujet de donner libre cours à ses effusions sincères. A ma connaissance, le Roi Mohammed VI ne contraint personne de nos jours à s'y conformer. Et personne parmi ceux qui ne baisent pas sa main, n'a été livré jusqu'à présent à la solitude de l'exil. C'est qu'un roi n'a pas besoin du baisemain pour conforter sa puissance, sa main en réalité est partout présente, elle s'est démultipliée avec l'appareil d'Etat. Déjà à l'entrée en audience, les présents sont, comme le dit l'expression en cours, entre ses mains, bayna yadayh, sans qu'ils aient à les toucher. C'est qu'il a, pour reprendre les vocables en usage, la main haute et longue. Et puis nous ne sommes plus dans une petite communauté où le chef a besoin de bomber le torse pour se faire obéir. Dans les sociétés complexes le chef délègue pour mieux contrôler, et justement pour mieux avoir en mains. Il éloigne de lui la fonction répressive notamment parce qu'elle porte ombrage à sa personne auguste et clémente. C'est pour cela qu'on dit que Dieu n'a pas de main gauche dont il laisse le soin à l'ange de la mort. Il suffit pour mieux nous faire entendre à ce sujet de citer un exemple terrestre qui nous fut naguère familier, en se remémorant le cas du défunt Driss Basri qui en fut dépositaire dans le règne précédent et en supporta, à sa disgrâce, tous les désagréments. Aussi se fixer sur la main « physique » du monarque c'est faire fausse route et se refuser à bien comprendre un système dans sa complexité. Mais c'est aussi une façon de se débarrasser de sa part de responsabilité dans un rituel dont nous sommes partenaires. Attendre du palais de rendre caduc le baisemain et lui en tenir force rigueur à lui seul pour cette pratique relève de la myopie. A supposer par ailleurs qu'il le fasse, il y aura toujours des serviteurs plus zélés que d'autres, ou plus adorateurs, qui ne pourront pas se retenir encore et toujours de baiser sa main à l'envers et à l'endroit. ■