Ibn Khaldûn. Affirmation provocante ? Elle émane pourtant de l'un des plus subtils observateurs de la nature humaine : Ibn Khaldûn. Un peu d'auto-critique n'a jamais nui à personne. Un colloque médical qui s'est tenu récemment sur les maladies cardio-vasculaires, a conclu qu'avec seulement trois ou quatre kilomètres de marche quotidienne, bien des pathologies du cœur pouvaient être évitées. C'est une occasion de réfléchir sur les sédentaires que nous sommes majoritairement devenus. L'on peut certes croiser des citadins pratiquer de la marche en bord de mer les dimanches, cependant il s'agit là d'une distraction, voire d'un sport, mais non plus d'un mode de vie. Comment en sommes-nous venus là ? Le philosophe Ibn Khaldûn a bien étudié le phénomène. En précurseur de la sociologie moderne, il a décrit et analysé la formation des groupes humains, particulièrement les arabes : «J'ai fondé mon œuvre sur l'histoire des deux races qui peuplent aujourd'hui le Maghreb. Ce sont les Arabes et les Berbères, qui ont vécu au Maghreb depuis si longtemps, qu'on peut à peine imaginer qu'ils aient vécu ailleurs». Fort de son expérience, puisqu'il a beaucoup voyagé (il a séjourné neuf ans à la cour mérinide de Fès entre 1354 et 1363, il a aussi été chargé de mission à Damas, professeur en Egypte…), Ibn Khaldûn a comparé le mode de vie des sédentaires à celui des bédouins. Il en ressort que la vie nomade a précédé de loin la vie sédentaire, de plus elle en a été à l'origine : tous les citadins que nous sommes ont une origine bédouine cachée quelque part : «Si l'on enquête sur l'origine des habitants d'une ville, on a la preuve que les Bédouins ont précédé les sédentaires. La plupart des citadins sont d'anciens Bédouins des campagnes qui se sont enrichis, se sont sédentarisés, et ont adopté le genre de vie confortable des sédentaires. C'est la démonstration de l'antériorité de la vie nomade sur la vie sédentaire». Avec la sédentarisation, ce sont aussi les comportements, les mentalités, et même les corps (on retrouve notre colloque médical) qui changent. Ibn Khaldûn se montre particulièrement sévère avec les modes de vie des citadins, et il n'hésite pas à affirmer que les Bédouins valent mieux que les sédentaires. En Anthropologue averti, notre auteur a compris avant beaucoup d'autres, l'influence de l'environnement sur les caractères : les désirs des sédentaires ne sont pas les mêmes que ceux des nomades. Ces derniers cherchent à satisfaire les besoins primordiaux et naturels, alors que les premiers recherchent non plus seulement à vivre ou à survivre, mais à bien vivre : «Les sédentaires connaissent tous les plaisirs. Ils ont l'habitude du luxe et des occupations mondaines. Leurs âmes s'en trouvent teintées de toutes sortes de défauts et de vices. (…) Les Bédouins, au contraire, sont peut-être aussi intéressés que les autres par les affaires de ce monde. Mais il ne s'agit que de survivre, et non du superflu». De là découlent des différences dans les qualités de l'âme : courage du côté des Bédouins, docilité du côté des sédentaires, force et intrépidité chez les premiers, tranquillité chez les seconds, etc. Ibn Khaldûn ne rejette pas pour autant toute idée de civilisation, au contraire; son propos est simplement de montrer les transformations opérées de génération en génération sur le genre humain, et particulièrement sur les arabes. Marchez, c'est bon pour le cœur.