Il est des guerres dévastatrices qui ne disent pas leur nom. Au Maroc, les fléaux suicidaires que sont le tabagisme, le sida et les accidents de la route totalisent, à elles seules, près de 55.000 morts par an, sans compter les centaines de milliers d'handicaps lourds et autres séquelles psychiques et corporelles. Un bilan digne d'une guerre telle que les conflits irakien ou afghan peuvent nous en donner l'affreux spectacle. Chronique d'un triptyque traumatique ravageur Le 1er janvier 2008, la France et l'Allemagne ont simultanément rejoint les pays européens qui ont interdit la consommation de tabac dans les cafés, les restaurants, les boîtes de nuit et les casinos. La menace tabagique est jugée sérieuse par l'ensemble de la communauté scientifique internationale : le tabac est responsable de la mort de cinq millions de nos contemporains chaque année. 84% d'entre eux vivent dans les pays en voie de développement. Durant le XXème siècle, le tabac a emporté la vie de 110 millions de personnes, soit le bilan des première et seconde guerre mondiales réunies. Au XXIème siècle, un milliard d'individus pourraient périr de ce «plaisir mortel». Au Maroc, 90% des cancers sont d'origine tabagique. 30.000 morts par an. Une hécatombe qui sévit dans un environnement fortement marqué par l'indigence des infrastructures médicales. «La drogue halal» Oui, 84% des consommateurs de la «drogue halal» qu'est le tabac vivent dans les pays non encore développés??! Ce chiffre interpelle quant à l'injustice -sous toutes ses formes, matérielles comme morales- qui frappe de plein fouet les pays dits «en voie de développement» : conflits armés, grande pauvreté, ignorance, épidémies dévastatrices comme le sida qui est en train de décimer le continent noir… etc. A ces injustices qui découlent de l'histoire, s'ajoute celle de l'accoutumance tabagique qui diffuse la mort à profusion. Les 4.000 substances chimiques mortelles qui composent une cigarette sont copieusement avalées par des populations majoritairement démunies, sous-alimentées, analphabètes et férocement exploitées. 18% de nos compatriotes consomment le tabac. 90% des cancers diagnostiqués dans notre pays sont dûs au tabagisme. Et pour cause ? Le Maroc est l'un des très rares pays où la cigarette se vend au détail. Au vu et au su de tout le monde. Privatisée, la Régie des tabacs n'est plus habilitée à réprimer la vente du tabac au détail. Résultat affligeant : 30.000 morts par an dans notre pays. A voir les dégâts apocalyptiques causés par le tabagisme, on ne peut résister à la tentation de maudire Jean Nicot, ambassadeur de France à Lisbonne, qui a donné son funeste nom à la nicotine et a allègrement promu l'usage du pétun auprès des élites. Alors vendu sous forme de poudre par les apothicaires, il en envoya à la reine Catherine de Médicis pour calmer les migraines de son fils. Très vite on ne parla plus que de l'herbe de l'ambassadeur, lui donnant les noms de Nicotiana, d'herbe à Nicot, d'herbe à la Reyne...etc. En réalité, l'accoutumance tabagique s'apparente à une espèce d'ensorcellement qui ligote l'architecture psychique du sujet. On se grille une cigarette quand on est joyeux, une autre lorsqu'on est agacé, une troisième après le repas et des dizaines pendant qu'on s'abreuve d'alcool. La volonté est hors d'état de suivre face à ce cycle anesthésique. Peu à peu, au fil du temps, les cellules sont noyautées par les 4.000 substances chimiques qui ne cessent de ruiner les défenses immunitaires des poumons et du cœur. Les syndromes broncho-intersticiels se mettent en place : bronchite chronique, obstructions respiratoires de toutes sortes, puis manifestations emphysémateuses avant l'apothéose des néoplasmes et des tumeurs bien malignes. S'ensuit alors la phase métastatique qui précède la mort. Tout cela pour un «plaisir fumigène» bien fugace ! Un plaisir qui commence souvent sous le signe de la frime à l'âge où l'adolescence dicte sa désinvolture et ses excès au nom de l'affirmation de soi. Durant tout le XXème siècle, la cigarette au bec constituait un signe de modernisme que le cinéma et la photo ont allègrement sublimé. Aujourd'hui, en Occident, cela s'apparente de plus en plus à la ringardise. Tant mieux. Mais ce n'est pas encore le cas chez nous. VIH : Le messager de la mort Il est une pandémie autrement plus meurtrière et qui a commencé à moissonner des milliers d'âmes à l'aube de la décennie 80 du siècle dernier. Le VIH continue à sévir en Afrique à une vitesse terrifiante. Au Maroc, les morts se comptent désormais par milliers. Le Programme commun des Nations-Unies sur le VIH/SIDA (ONUSIDA) a rendu public son rapport annuel, en prévision de la Journée Mondiale de Lutte contre le SIDA, le1er décembre dernier. Ce rapport indique que si l'infection VIH s'est stabilisée au niveau mondial, le SIDA «reste la première cause de décès en Afrique». Selon les statistiques des Nations-Unies publiées dans le rapport du 20 novembre, le nombre de personnes porteuses du virus au Maroc est passé de 18.000 en 2006 à 20.000 en 2007. La plus importante voie de transmission du virus reste l'activité sexuelle, ce qui, selon le professeur Himich, nécessite de tirer la sonnette d'alarme au Maroc. «Avec un nombre très important d'infections sexuellement transmissibles, environ 350 000 nouveaux cas au Maroc, il y a donc un sérieux danger à craindre», explique-t-elle. Dans notre pays, le sida a fait une percée spectaculaire qui a longtemps été négligée par les autorités et sciemment ignorée par l'opinion publique. Il aura fallu l'implication musclée de la société civile pour que la puissance publique daigne, enfin, reconnaître l'ampleur de l'épidémie. La marginalité, l'exclusion et la pauvreté ont nourri la maladie au rythme de l'amplification de la prostitution, du tourisme sexuel et de l'usage des drogues dures. Au fil de nos nombreux reportages sur la prostitution des marocaines à l'intérieur et à l'extérieur du Maroc, nous avons souvent été étonnés par la nonchalance des filles et des garçons qui s'adonnent au plus vieux métier du monde. «Je dois vivre aujourd'hui. Si la mort par le sida doit m'emporter demain, tant pis !», avons-nous ainsi entendu parler souvent les intéressés. Malgré les efforts consentis par les bonnes volontés publiques, privées et associatives, le VIH continue à sévir dans une configuration socioéconomique bien fragile. D'autant que le non-dit et la «pudeur» s'allient avec l'emprise du «purisme» d'inspiration islamiste pour verser dans un fatalisme criminel : le sida ne serait que la manifestation de la colère d'Allah à l'encontre de notre égarement du «blanc chemin» (al mahajjatoul-baïda). On épouse la paresse du maktoub au lieu de combattre frontalement ce messager de la mort qu'est le sida. Le véritable plan national anti-sida n'a pas encore vu le jour. Les associations qui se battent pour la prévention et la prise en charge des malades comptent davantage sur leurs homologues étrangères et sur la coopération internationale que sur des ministères sociaux dépourvus autant de moyens que d'imagination. A commencer, d'ailleurs, par celui de la santé. Le sida tue allègrement. La route aussi. En 2006, le nombre de morts sur nos routes a atteint 3.622 personnes. Sur les sept dernières années, les accidents de la circulation ont tué, chaque année, en moyenne, quelques 3.617 personnes et handicapé gravement 12.000 personnes. Accidents : L'inconscience faite mort Le coût de cette hécatombe s'est élevé en 2006 à plus de 11 milliards de dirhams, soit 2,5% du PIB. Ne sont comptabilisées dans aucune statistique, les personnes qui décèdent à la suite d'un accident. Ni celles et ceux, souvent jeunes, qui privent ainsi la communauté nationale de leurs talents et de leurs savoirs. Au premier semestre 2007 – comparaison de chiffres avec 2006 - le comité national de prévention routière a comptabilisé : +7,22% d'accidents ; +3,23% de tués; +7,06% de blessés légers. Durant le seul mois de juillet 2007, il y a eu 5.867 accidents : 336 tués, 1257 accidentés graves, 7529 accidentés légers. En fait, le tabagisme, le sida et les accidents de la route constituent des vecteurs de la mort qui ont l'irresponsabilité en commun. Cette irresponsabilité trouve son ressort dans les pulsions et les compulsions de type morbide. On succombe à une pulsion narcissique pour enfumer autrui, à une tentation sexuelle fugace sans «se couvrir» ou à la volonté de dépasser les véhicules et outrepasser les règles de la route. Bilan : 55.000 morts par an. Triste, lamentable et scandaleux ! TABAC Histoire d'une malédiction Au début du dix-neuvième siècle, l'usage du cigare se répandit puis celui de la cigarette à partir de 1842. La consommation continua de s'accroître atteignant 24 000 tonnes en 1870 dont 17 millions de cigarettes. En 1926, alors que le nombre de cigarettes vendues annuellement atteignait 10 milliards, le monopole fut confié à une société, la SEIT (Société d'exploitation industrielle des tabacs) qui devint la SEITA en 1935 en absorbant la régie des allumettes. En 1938, 20 milliards de cigarettes furent vendues en France puis 30 dans les années 50. La consommation doubla encore entre les années 50 et 70 pour atteindre le niveau record de près de 100 milliards d'unités en 1991. Privatisée en 1995, la SEITA fabrique aujourd'hui des cigarettes et des cigares et approvisionne aussi les détaillants en produits du tabac importés. En France, 13,5 millions de personnes, 8 millions d'hommes et 5,5 millions de femmes, soit environ 35 % de la population adulte fume régulièrement du tabac et la lente diminution (8 % entre 1991 et 1996) observée à la suite de la mise en application de la loi Evin s'est infléchie. De plus, le pourcentage de fumeurs atteint 50 % chez les jeunes de 18 à 24 ans chez lesquels les filles fument désormais autant que les garçons. En 1990, on estimait en France à 60 000 le nombre de décès annuels prématurés dus au tabac dont 5 000 femmes. Dans plusieurs pays, la consommation de tabac a cependant diminué (Australie, USA, plusieurs pays européens du Nord), parfois considérablement, comme en Grande-Bretagne et aux USA où elle a diminué de 35 % en dix ans en même temps que l'image sociale du fumeur se dégradait et qu'augmentait le refus du tabagisme passif. Dans le monde, le nombre de fumeurs de tabac est estimé par l'OMS à environ 1,2 milliard soit environ un tiers de la population mondiale âgée de plus de quinze ans correspondant à environ 47 % des hommes et 12 % des femmes. Par son ampleur et les dégâts sanitaires qu'il induit, le tabagisme est de loin la plus grande et la plus grave toxicomanie affectant l'humanité. MAROC Une enquête et un programme Le 30 mai 2007 fera date dans la lutte contre le tabagisme au Maroc. En effet, la Princesse Lalla Salma, Présidente de l'Association Lalla Salma de lutte contre le cancer (ALSC) et Ambassadrice de bonne volonté de l'Organisation Mondiale de la Santé, a lancé ce même jour, le programme pilote «Collèges, lycées et entreprises sans tabac» à l'occasion de la journée mondiale sans tabac 2007. Le programme, débuta en juin dans les régions de Rabat-Salé-Zemmour-Zaers, du Grand Casablanca et de Souss-Massa-Draâ. Il s'articule autour de deux axes : la prévention primaire du tabagisme dans les milieux scolaires et professionnels et le sevrage du tabagisme chez les jeunes collégiens et lycéens ainsi que dans les entreprises. Réalisé par l'ALSC, en partenariat avec des partenaires privés et publics, le programme vise, dans une première phase à prévenir le tabagisme parmi les populations scolaires. Il s'agit, en effet, d'encourager l'application de la loi anti-tabac 15-91 de 1995 dans les collèges et les lycées et même au sein du personnel de certaines entreprises. Rappelons que le Maroc a signé la convention cadre de lutte anti-tabac (CCLAT) en 2003, mais ne l'a pas encore ratifiée. Par ailleurs, les résultats préliminaires d'une enquête nationale sur le tabagisme ont été présentés à l'occasion du lancement du programme pilote «Collèges, lycées et entreprises sans tabac». Cette enquête épidémiologique décrit les habitudes et les comportements des sujets fumeurs. Réalisée sur un échantillon de 9197 personnes âgées entre 15 et 75 ans, l'enquête montre que la prévalence globale du tabagisme est de l'ordre de 18?% dont 14,5% sont des fumeurs quotidiens et 3,5% des fumeurs occasionnels. Près de 11 % des personnes sondées reconnaissent avoir fumé avant d'arrêter la consommation du Tabac. Cette étude révèle également que l'âge moyen des fumeurs est de 17,6 ans et que plus de 60% des fumeurs appartiennent à la tranche d'âge 20-39 ans. De même, 41,7% sont victimes du tabagisme passif et plus de 90% pensent que le tabac nuit dangereusement à la santé. Le lancement du programme «Collèges, lycées et entreprises sans tabac», a également été l'occasion pour la présentation de la stratégie nationale du ministère de la Santé qui vise à protéger les enfants et les adolescents contre l'usage du tabac, à imposer des restrictions aux mineurs et à encourager l'aménagement d'espaces sans tabac.