Le soleil de mai est le plus doux alors qu'en août, les rayons font flamber rouge les feux verts. Si certains pans de mémoire s'éclairent, on ne sait pourquoi. Ce qui est certain, c'est qu'il est préférable de se soustraire aux additions pour éviter la multiplication des soucis. Dans le brouillard nocturne de Londres, les lampadaires éclairent chichement la ville, malgré les efforts des enseignes lumineuses. Les lampadaires qui se reflétaient en frissons sur la Tamise ne fixaient pas encore les passants d'un œil inquisiteur. Sur la scène du Royal Court, des lumières inondaient les décors et les acteurs de chatoyances féeriques. «Le songe d'une nuit d'été» de Shakespeare fascinait les spectateurs et l'on en a encore des flammèches dans les yeux. Parmi les acteurs virevoltait Charles Laughton, ventripotent et joufflu, avec une légèreté et une grâce de faon. Une interprétation de poids qui ne devait rien à l'embonpoint du comédien ou plutôt malgré sa surcharge pondérale. Le même Charles Laughton, auteur d'un seul film, mais quel chef d'œuvre. «La Nuit du chasseur», dont le personnage est un criminel - Robert Mitchum - qui se travestissait en pasteur pour mieux approcher ses victimes. Sur le dos des mains étaient inscrits les mots Bien, Mal. De la Tamise à la Néva, il n'y a pas de canal. A Londres ou à Prague, la nuit, les lampadaires sont autant de sentinelles qui veillent sur la frénésie de l'une et l'assoupissement de l'autre qui ne se dissipera qu'après un certain printemps. Prés d'une berge de la Néva, un îlot accueille un petit café fort modeste. On a vite fait de traverser la passerelle pour se trouver dans une salle déserte avec le seul serveur derrière le comptoir. Il faut écarquiller les yeux pour apercevoir une table dans la pénombre, une table accueillant deux amis dont l'un attire l'attention par sa corpulence et sa moustache à la Staline. C'est Jiri TRNKA, célèbre réalisateur alors fêté à Cannes, dont tous les films étaient interprétés par des figurines pétries par le réalisateur et son équipe. On s'approche de la table où on est invité avec simplicité. Dans un anglais approximatif on bavarde et on ne manque pas de lui faire compliment pour ses prodigieuses réalisations dont, justement «Le Songe d'une nuit d'été». Shakespeare à Prague, qui s'en étonnerait ? L'art ne connaît pas de frontières. Certes. Orson Welles a tourné «Othello» champ à Mogador et contre-champ à Venise. C'était aussi par manque de moyens. Mais la magie de l'image opérait. Cette magie, on l'a ressentie au détour d'un satellite. En plein visage, on reçoit la beauté étrange et inquiétante d'une comédienne qu'on connaît sans la reconnaître tout de suite. Regard noir, chevelure d'ébène, bouche charnue autour de joues creuses. Bien que ne comprenant goutte au dialogue allemand on s'obstine à regarder le film. Finalement, entre ya et nein, on reconnaît la diva Maria Callas, dans son unique rôle au cinéma, «Médée». Cette œuvre saisissante était due à Pier Paolo Pasolini, assassiné plus tard par la mafia sur ordre de la CIA. Cet assassinat était prévisible quand on lit la somme des chroniques du poète publiée sous le titre «Ecrits corsaires». Pasolini avait réalisé entre autres films «Œdipe Roi», tourné au Maroc, et «Les mille et une nuits» au Yémen, le seul pays qu'on n'avait pas visité en 1959, lors du voyage officiel de feu SM Mohammed V au Moyen-Orient. La Palestine était alors Al Qods sous administration jordanienne. A l'occasion de ce voyage, on avait tourné un film de long métrage d'une heure et demi, en couleurs et en format professionnel, avec comme responsable de l'image Abdallah Zerouali et René Vergier. Chacun avait sa caméra. Le film «Image d'Orient» était mi-reportage mi-documentaire. Le film comprenait des images magnifiques et des documents historiques irremplaçables. Pendant quelques jours, l'équipe avait souffert de ne pas tourner à Al Qods, à cause d'un ciel gris persistant. Le dernier jour on avait décideé de tourner entre l'esplanade des mosquées et le mont des oliviers, partout où les décors étaient fascinants. A la projection des rushes, on avait été suffoqués par la beauté exceptionnelle des images. La lumière avait été là, mais invisible à l'œil nu. On attribue à l'ancien Président sénégalais Léopard Sédar Senghor la phrase : «Un Africain qui décède c'est une bibliothèque qui disparaît». Cela fait bizarre de recourir à cette référence au sujet d'un film, et qui plus est, on ne sait pas ce qu'il est devenu.