A l'époque où la sauvegarde et la réhabilitation de notre patrimoine sont devenus une réalité, on ne peut s'empêcher de rappeler qu'il y a quelques années l'hôtel d'Anfa avait été rasé. Les édiles qui avaient ordonné cette destruction ne savaient peut-être pas qu'en Janvier 1943 cet hôtel avait abrité la «conférence de Casablanca» en présence des chefs des puissances alliées. C'est donc un lieu historique, faisant partie du patrimoine de Casablanca et donc du Maroc que les bulldozers avaient anéanti. Petit hôtel de deux étages au charme désuet, il s'insérait harmonieusement dans son environnement. Cependant, ce qui est détruit peut-être reconstruit. On l'a bien vu avec l'horloge du centre ville à Casablanca. Si les autorités concernées le décidaient, l'hôtel d'Anfa serait reconstruit à l'identique, comme la Pologne avait reconstruit la vieille ville de Varsovie détruite par les nazis, et comme l'Allemagne avait reconstruit Dresden et sa cathédrale, détruits par l'armée américaine alors qu'elles ne constituaient pas un objectif militaire. Comme demain seront reconstruites en Irak, au Najaf et à Kerbala, par exemple, les chef-d'œuvres de l'architecture musulmane qu'étaient les mosquées. On remarque que parmi toutes ces destructions seul l'hôtel d'Anfa n'avait pas fait l'objet de bombardement. Nous n'avons besoin de personne pour faire la guerre. Nous la faisons à nous-même, par consensus. C'est une des facettes de notre exceptionnalité. On ne peut même pas réclamer des dommages de guerre puisque la destruction s'est faite en temps de paix. Toutefois, si des murs peuvent être reconstruits, il y a des éléments du patrimoine qui sont perdus à jamais. On ne peut reconstituer un arbre avec un tas de charbon. Après sa nomination à la tête d'une chaîne de télévision un responsable avait fait le tour du «propriétaire». Il remarque des boîtes en fer rangées sur des étagères. Qu'est-ce ? Films documentaires, variétés, clips, politique, etc… lui est-il répondu. Tout ce qui peut impressionner de la pellicule. Nullement impressionné le responsable demande qu'on le débarrasse de ces «détritus». Aussitôt dit, aussitôt fait. Feu de joie et colonne de fumée qui attire l'attention d'un réalisateur qui vient aux nouvelles et apprend qu'une partie de ses travaux était réduite en cendres. Un autre technicien s'approche et sauve des flammes quelques rouleaux de pellicule. Il en déroule un et l'examine par transparence. Bouchaïb Bidaoui avait failli être incinéré alors qu'il était dans la tombe. C'est grâce à ce sauvetage qu'on peut avoir Bouchaïb Bidaoui lors de rétrospectives ponctuelles. Il faut dire que les images du pays, quel qu'en soit le thème, font partie du patrimoine. Ce patrimoine n'appartient ni à un fonctionnaire ni aux gouvernements. Il est la propriété des techniciens qui l'ont créé et du public qui l'a financé. Ce ne serait pas une ambition démesurée que de demander aux techniciens de la télévision encore en vie ce qu'ils ont réalisé, et dresser un inventaire de ce qui a été détruit et ce qui reste. Ces techniciens parleront aussi pour ceux qui ne sont plus de ce monde. Il se murmure qu'une société nationale des archives serait en projet. Il est utile de savoir que pour alimenter des rétrospectives on achète des images à l'étranger parce que les nôtres ont été détruites. On trouverait la chose loufoque si cela ne reflétait pas un état d'esprit. C'est moins drôle que lorsqu'on exportait des oranges vers l'Angleterre qui nous les revendait sous forme de marmelade. Les images du passé doivent être préservées pour la reconstitution d'une mémoire quelque peu malmenée. On ne comprend pas qu'un photographe privé numérise ses archives alors qu'une chaîne de télévision aux moyens considérables ne dispose même pas d'inventaire. Le progrès n'est pas seulement de posséder un mobile appareil photo. Il y a déjà des années qu'a été en France l'Institut national de l'audiovisuel, l'INA, qui conserve toutes les images, cinématographiques et télévisuelles. Une partie de ces archives vient d'être mises à la disposition du public par l'intermédiaire d'Internet, et par conséquent accessible à tout moment et en tout lieu grâce au mobile. Nous en sommes encore à photographier bébé à l'aide du portable. Il faut quand même se réjouir de la multiplication des moyens de communication. Rien ne nous échappe. Chaque objet nouveau est importé. Nous ne nous sommes jamais autant parlé. Mais pour dire quoi ?