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Moulay Abdelaziz Tahiri : Pourquoi la chanson marocaine n'est pas exportable ?
Publié dans La Gazette du Maroc le 31 - 07 - 2006

Pionnier du mouvement des Nass El Ghiwane et Jil Jilala, poète, parolier, compositeur, musicien, chanteur et comédien à ses heures, Moulay Abdelaziz Tahiri répond sans détours à nos questions : sur son enfance, son itinéraire artistique, ses œuvres et son appréciation objective de l'état actuel de la chanson marocaine.
La Gazette du Maroc : avant d'aborder ta carrière avec Nass El Ghiwane puis Jil Jilala, que peut-on savoir sur ton parcours avant l'éclosion de mouvement ?
Moulay Abdelaziz Tahiri : Où étais-je avant El Ghiwane et Jilala ? Vaste question qui me fait retourner à ma date de naissance. Je suis né une nuit de l'Achoura à Marrakech en 1948. L'Achoura est chez nous, les habitants des cités historiques, une soirée mythique lors de laquelle sont célébrées toutes sortes de cérémonies, généralement à caractère souffi, foncièrement religieux : les offrandes, les danses, les chants et les rythmes. Dans notre quartier d' Azbest, situé au cœur de l'ancienne Médina, à mi-chemin entre le Mausolée de Sidi M'hamed Ben Essalih et celui de Sidi Ishak, défilaient quotidiennement toutes sortes de cérémonials. Nous vivions un air de fête permanent : mariages, circoncisions, baptêmes, oraisons funèbres, moussems etc. C'est à partir de là que la fibre de l'art m'a attrapé. Je sentais que quelque chose en moi me poussait vers ce monde. En sortant de mon fief d' Azbsest, je découvris alors notre grande place Jamaâ L'fna. J'y découvre ce monde de couleurs, de mythes et de magie : la musique, le rythme, les paroles, les H'madchas, les Gnawas, les Chioukhs arabes et les Rwaiss du Souss. Les conteurs, la «Sira», les fquihs, les acteurs, les comédiens, les professionnels des gags et des pires jeux de mots.
Un peu plus tard, je commençais à accompagner mes parents aux cérémonies souffies. La famille Tahiri était très connue à Marrakech pour les prouesses de ses enfants dans le chant religieux «Al- Madih et Assamaâ». Ils passaient des nuits entières à répéter ces chants sacrés et à répéter les Amdah Annabaouia organisées régulièrement dans les Zaouias Nadiria, Nadifia, El Ghazounia etc…
A l'aube de l'indépendance, j'étais déjà membre du Scout Hassania et la musique était également enseignée dans certains établissements scolaires. Là, je commençais vraiment à avoir une dimension d'artiste en herbe. Je sentais que je pouvais tout faire : chanter, danser, jouer à la Dekka Marrakchia, jouer un rôle dans une pièce et même écrire des paroles et des poèmes.
C'est ce qui m'a poussé à rejoindre très tôt le Conservatoire national de musique, de danse et d'arts dramatiques à Rabat. J'y ai passé deux années en compagnie de jeunes loups du théâtre marocain. Mes collègues de classe s'appelaient alors Abbas Ibrahim, Aziz El Fadili, El Gaouzi, Abdellatif Souiri, feu Belgnaoui et M'hamed El Aidi.
Juste après, je retourne à Marrakech où je fais partie de ses principales troupes : El Ouafa, Chabibat El Hamra et Comédia.
C'est à cette époque que le réalisateur, feu Abdeslem Chraibi, m'avait confié le rôle de Mahmoud dans son œuvre immortelle «El Harraz». Puis ce sera Casablanca, la troupe Masrah Ennas avec Tayeb Seddiki, Nass El Ghiwane etc …
Dans quelles conditions vous êtes-vous engagés dans l'expérience de Nass El Ghiwane ?
Cette chanson est née dans et par le théâtre. Les œuvres théâtrales marocaines de cette époque, en particulier celles de Seddiki, ont constitué la base de départ et la source d'inspiration de cette chanson. D'autres groupes vont nous imiter. Ils sont des centaines, dont particulièrement, l'expérience des Jil Jilala que je retiens. Avec eux, nous avions pensé et concrétisé un vieux rêve : celui de fonder la troupe des arts populaires. Je défendais cette idée que je considérais comme le seul moyen de sortir la chanson marocaine de son marasme. Nous n'étions plus cinq personnes debout sur une scène de théâtre, mais des chercheurs, créateurs et inspirateurs. Avec Jilala, j'ai passé une période faste marquée par des œuvres telles : Allatifia, Achamaâ, Naker Lahssane et surtout Laâyoune Ainia dans la foulée de la Marche verte de 1975.
Pourquoi avoir opté pour cet instrument marocain magique qu'est le Sentir ?
Le Sentir existait bien longtemps avant les Nass El Ghiwane et Jil Jilala. Moi je l'ai vu à la place Jamaâ L'fna. Certes, on m'a présenté comme étant le premier artiste marocain à avoir utilisé cet instrument. En fait, il appartenait à un grand maître du Sentir : feu Layachi Bakbou qui avait participé avec nous à la pièce «El Harraz» jouée par la troupe El Wafa. J'étais heureux d'apprendre à ses côtés, d'autant plus que je pouvais créer et jouer des œuvres en dehors du patrimoine G'nawi.
Qu'est-ce qui distinguait l'expérience des Jilala de celle d'El Ghiwane ?
Les Jil Jilala se distinguaient par leurs particularités, et la diversité de leurs voix : Mohamed Derham, Moulay Tahar Al-Isbahani, Abdelkrim El Kassabji, dont les œuvres ont marqué notre itinéraire et nous ont fait entrer dans tous les foyers arabes. Je retiens tout particulièrement une chanson comme Al-Arbi Khouya (Mon frère arabe) Ach Bik Daret Lakdar, Aini Tajri B'dmouâ, Dak Bia Amrek et d'autres œuvres, qui ont façonné les destin des Jilala et l'image de la chanson marocaine.
Quelles sont les chansons qui ont le plus marqué ton itinéraire avec ces deux groupes ?
En toute franchise je considère «Assinia» de Nass El Ghiwane et «Leklam Lemrrassaâ» de «Jil Jilala», comme les titres les plus en vue dans l'histoire de ces deux troupes. Ces œuvres reflètent d'ailleurs le caractère particulier des pionniers de ce mouvement, tels feux Boujmiâ et Larbi Batma.
Le mouvement «Nass El Ghiwane» a généré des centaines voire des milliers de groupes crées ici et là. Quels sont les groupes qui t'ont le plus impressionnés ? Puis est ce que ces groupes qui perdurent depuis 35 ans, ont-ils encore un rôle à jouer dans la chanson marocaine ?
Je pense toujours à la troupe «Lemchaheb» dont l'apport a été précieux du temps de Feu Chérif et Mohamed Batma. Et aussi à des troupes Amazighes telles «Ousmane» et les «Izenzaren». Mais pour ce qui est de la deuxième partie de votre question, je fais mien un vieux dicton marocain qui dit que «lorsqu'on veut traire une vache on obtient du lait, mais lorsqu'on persiste à la presser, il n'en sortira que du sang». Beaucoup de groupes continuent d'exister malgré eux, mais on ne peut durer dans ce domaine que lorsqu'on est en mesure de créer et d'innover. Or, depuis la disparition des pionniers Boujmiâ et de Batma de «Nass El Ghiwane», de Chérif Lamrani de «Lemchaheb» et le retrait de Mohamed Derham des Jilala, le mouvement s'essouffle. Ce que nous écoutons aujourd'hui commence à avoir un caractère purement nostalgique.
Quelles sont les principales œuvres musicales que tu as réalisées en dehors du cadre d' El Giwane et Jilala ?
Je citerai avec fierté l'expérience de la troupe Tahiri des arts populaires entreprise en 1988 et dont les principales chansons s'appelaient «H'nia», «Souieleh» «Chama», «Salem», «Manachi An Teib H'ouaya».
En plus de cela, j'ai participé à plusieurs œuvres avec des stars du théâtre humoristique au Maroc.
Et quelle a été ta relation avec la chanteuse populaire Najat Aâtabou ?
C'est une relation d'amour et de respect. L'amour pour une voix qui m'a toujours impressionnée et enchantée. J'étais pour elle un soutien et un support dans lequel elle a toujours trouvé appui et reconnaissance.
Dernièrement encore, j'ai écrit pour elle une chanson qu'elle va chanter en duo avec le célèbre chanteur Faudel et qui s'intitule «Yalli B'hali Zehouani». Nous avons également d'autres projets communs qu'on va bientôt concrétiser.
N'as-tu jamais pensé revenir à tes premières amours, le théâtre ?
Bien évidemment, il y a eu une nouvelle pièce que j'ai montée en 2002 avec la troupe d' «AL Oukhouwa Al Arabia» autour d'un thème nostalgique sur l'itinéraire des «Jil Jilala».
Quelles sont les autres chanteuses et chanteurs avec lesquels tu as travaillé ces dernières années ?
Loubna Afif et Saida Charaf. J'ai aussi quelques oeuvres satiriques avec le comédien Mohamed El Khayari, plusieurs génériques et musiques de films ainsi que des chansons pour un One Man Show de Abdelkhalek Fahid intitulé : «Netaâounou âla Z'mane».
Sur quoi travailles-tu à l'heure actuelle ?
Je viens de terminer un travail avec Touria Jabrane et un autre avec le réalisateur Mohamed Maânouni. Je travaille sur une musique du nouveau film «Colère» de Abdelhai Laraki et je mets les dernières retouches sur un feuilleton télévisé consacré à l'un des pionniers du Malhoune le poète Ben Slimane. Prochainement j'annoncerai également une nouvelle œuvre avec la jeune chanteuse marocaine Fatima- Zahra El Ibrahimi qui n'a que 17 ans et qui est destinée à un bel avenir.
Comment tu évalues la situation de la chanson marocaine d'aujourd'hui ?
Hélas ! la chanson marocaine est en train de perdre son âme. L'authentique recule pour laisser place au bâtard, cela reflète le degré de clientélisme qui sévit dans notre milieu artistique.
Pourquoi la chanson marocaine n'est –elle pas encore exportable ?
Tant que la chanson marocaine vit dans une telle situation, elle ne peut prétendre s'exporter. La qualité des paroles, la composition musicale, ne permettent pas encore à notre chanson de toucher un plus large public arabe. J'aspire donc à une nouvelle époque dans la marche de la chanson marocaine, à de nouvelles œuvres reflétant notre génie créateur, la richesse et la diversité de notre patrimoine culturel.


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