La perte du personnel qualifié due à l'émigration d'un pays vers d'autres est largement connue sous le nom de « fuite des cerveaux » ou « fuite des talents », c'est-à-dire la perte de personnes hautement qualifiées qui décident d'émigrer à la recherche de meilleures opportunités de carrière. Ce phénomène de fuite des cerveaux est en train de devenir le modèle dominant de la migration internationale, ainsi qu'un aspect fondamental des politiques publiques de promotion du développement économique. À cet égard, il convient de rappeler que le droit de quitter tout pays, y compris le sien, a été reconnu comme un droit humain fondamental pour tous. Toutefois, lorsque ce droit est exercé par des personnes qualifiées, il est souvent considéré comme un préjudice pour le pays d'origine, plutôt que comme un droit fondamental. Ainsi, un ancien président tanzanien n'a pas hésité à comparer le migrant qualifié à un traître : une personne à qui le peuple confie ses dernières provisions et qui ne revient plus pour aider ses proches. D'autres, moins sévères, attribuent la responsabilité non pas aux personnes qui migrent mais à ceux qui leur permettent de le faire en ouvrant leurs frontières ou en sélectionnant les plus talentueux. Lorsque la fuite des cerveaux devient un problème, les pays qui se sentent concernés ont tendance à mettre en œuvre un ensemble de politiques publiques pour lutter contre le phénomène. Au Maroc, la question a récemment fait l'objet de discussions parlementaires, de déclarations politiques et de préoccupations institutionnelles dans les domaines éducatif, scientifique et technologique. Avant d'examiner les options stratégiques adoptées par le Royaume du Maroc pour maximiser l'effet positif de la migration de ses compétences et minimiser son effet négatif, il serait pertinent de jeter un bref coup d'œil aux différentes théories qui ont tenté d'expliquer les causes et les effets de la migration des talents. Tout d'abord, il convient de garder à l'esprit que le marché mondialisé et compétitif des connaissances et des compétences provoque en permanence une concurrence réelle et de plus en plus féroce pour les ressources humaines qualifiées. Cette rivalité entre les pays industrialisés et les pays émergents du Sud, mais aussi entre les pays industrialisés eux-mêmes, pose un défi fondamental appelé « guerre des talents », qui consiste à attirer, retenir et motiver un personnel performant, étant donné que le développement du capital humain est un investissement très pertinent pour l'avenir de tout pays. De manière générale, trois grands courants de pensée ont analysé les effets de la fuite des cerveaux sur le pays d'origine des migrants : le premier, datant des années 1960, considérait que ce type de migration n'aurait qu'un effet neutre sur les économies des pays d'origine. Le deuxième, dans les années 1970, considère que la migration de la main-d'œuvre qualifiée est préjudiciable au stock de capital humain et au développement d'un pays, ce qui accroît les inégalités de développement et de richesse entre les pays riches qui accueillent les migrants qualifiés et les pays pauvres qui les envoient. Le troisième courant considère ce type de migration comme une incitation à la formation de capital humain et une source d'externalités positives telles que la création d'un réseau professionnel mondialisé, en plus du transfert d'argent et de connaissances. La thèse principale développée dans le cadre de cette théorie est que la fuite des cerveaux dans un contexte de mondialisation a des effets à la fois négatifs et positifs sur les pays d'origine. La littérature et les données empiriques montrent que l'émigration a un impact négatif sur les dépenses publiques d'éducation (en raison de l'absence de retour sur investissement pour le pays d'origine) mais un impact positif sur la formation de capital humain grâce à l'effet incitatif induit par la probabilité de migrer. La question est alors de savoir comment les politiques publiques du pays d'origine interviennent pour que les effets positifs l'emportent sur les effets négatifs, ou vice versa. L'émergence de cette nouvelle vision de la fuite des cerveaux est concomitante avec l'accès à de nouvelles données empiriques sur l'immigration qualifiée. En ce sens, les partisans de cette troisième vague d'études contemporaines sur le sujet considèrent les critiques de la fuite des cerveaux comme des positions idéologiques, purement nationalistes et largement dépassées. Il convient également de noter que, dans le contexte de ces études empiriques contemporaines, la théorie du gain de cerveaux a été élaborée, selon laquelle les avantages pour une économie nationale découlant de l'émigration de diplômés et de travailleurs qualifiés peuvent, dans certaines conditions, l'emporter sur les inconvénients causés par cette émigration. Les théoriciens du gain de cerveaux soutiennent que l'immigration de personnes hautement qualifiées peut être bénéfique pour le pays d'origine, soulignant que le gain de cerveaux est obtenu principalement par la formation et le renforcement de réseaux de professionnels et de scientifiques. Au Maroc, la migration des ressources humaines qualifiées est un phénomène de plus en plus d'actualité, et ce n'est que ces dernières années qu'elle est devenue une préoccupation fondamentale de l'État, signalant un engagement proactif et volontariste au niveau institutionnel, qui se traduit par une série de lois, dont les quatre suivantes sont les plus importantes : * Tout d'abord, le discours royal du 20 août 2022, à l'occasion du 69ème anniversaire de la Révolution du Roi et du Peuple, dans lequel SM le Roi Mohammed VI a fixé les orientations stratégiques pour optimiser l'implication de la communauté marocaine à l'étranger dans le processus de développement, et notamment l'implication de toutes les compétences et expertises à l'extérieur du pays, pouvant s'installer et travailler au Maroc, ou apporter leur concours, via toutes sortes de partenariats, depuis leurs pays d'accueil. Soulignant la nécessité d'établir des relations structurelles permanentes avec les compétences marocaines à l'étranger, SM le Roi, appelle à la création d'un outil spécial pour accompagner ces compétences et talents, en soutenant leurs initiatives et projets afin qu'ils puissent donner le meilleur d'eux-mêmes pour le pays et son développement. * Dans le même ordre d'idées, la commission ministérielle chargée des Marocains résidant à l'étranger et des affaires de l'immigration a mis en place un groupe de travail dédié aux compétences qui, conformément à la vision stratégique énoncée dans le discours royal, devra élaborer des propositions concrètes sur la réhabilitation et la modernisation du cadre institutionnel dans ce domaine, ainsi que sur les voies et moyens de détection des compétences et leur compatibilité avec les besoins du pays, outre la promotion du réseautage et de la gouvernance administrative. La version finale de toutes les propositions émises sera prête d'ici fin janvier, en prévision de la réunion de la commission ministérielle qui sera présidée par le chef du gouvernement en février prochain. * La tenue du forum national (13éme région) dédié aux compétences marocaines dans le monde le 29 octobre 2022, par le ministère de l'Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de l'Innovation, en partenariat avec le Conseil de la communauté marocaine à l'étranger (CCME) et le Centre national de la recherche scientifique et technique (CNRST). Cette rencontre a été l'occasion d'examiner de plus près les attentes et les aspirations de ces compétences et de prévoir les moyens de les mobiliser dans le développement du pays en général, et dans le renforcement de la qualité et de l'efficacité de l'écosystème de l'enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de l'innovation en particulier. * La publication par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) d'un avis consultatif fin décembre intitulé « Renforcer le lien intergénérationnel entre les Marocains du Monde et le Maroc, opportunités et défis ». Dans la lignée du discours royal du 20 août, cet avis vise à faire la lumière sur le degré d'attachement des Marocains du monde entier à leur pays d'origine et leur implication dans son développement, ainsi que sur leurs motivations, besoins et attentes. Afin de mieux comprendre et connaître les Marocains du Monde (MDM), de renforcer la protection de leurs droits, de co-construire avec eux des liens innovants, de soutenir et d'encourager la contribution des talents expatriés au développement du Royaume dans tous les domaines (scientifique, universitaire, industriel, dans les domaines des arts et de la culture), le CESE a préconisé la mise en place d'une architecture institutionnelle renouvelée de politiques et de mécanismes dédiés aux Marocains du Monde. Ces quatre actes institutionnels, qui ont marqué la politique de l'État au cours des quatre derniers mois, ont été réalisés dans un contexte caractérisé, entre autres, par une tendance récente de l'émigration marocaine vers de nouveaux horizons, notamment vers l'Amérique du Nord, avec une augmentation notable du niveau d'éducation de la population migrante. Selon la dernière enquête nationale sur les migrations internationales, menée par le Haut Commissariat au Plan (HCP), un migrant marocain actuel sur trois (33,5%) a atteint l'enseignement supérieur. Parmi les immigrants d'Amérique du Nord, l'enseignement supérieur est beaucoup mieux représenté, 76% contre 48,9% pour les anciens pays européens d'immigration, 28,4% pour les pays arabes et 10,9% pour les nouveaux pays européens d'immigration. Outre la prise en compte de ces données importantes reflétant une transformation assez significative de la migration marocaine, il convient de rappeler dans ce contexte le fait que le monde entier a assisté, lors de la Coupe du monde 2022 au Qatar, à la belle et active démonstration de la force des liens qui existent entre les Marocains du monde et leur patrie. Ces liens puisent leur essence dans le fort sentiment d'appartenance qui anime nos concitoyens marocains du monde, sentiment cimenté par l'attachement aux traditions et aux valeurs de l'identité marocaine et par un patriotisme sans cesse renouvelé. Conscientes de l'importance de ce capital humain comme levier des efforts de développement du pays dans un contexte de compétitivité globale, les autorités marocaines mettent donc en place de nouveaux mécanismes pour favoriser la gestion de leurs ressources qualifiées vivant à l'étranger, dans le but de mieux les connaître et de mobiliser leurs talents de manière innovante. Sur la base de ces nouveaux mécanismes fondés sur la vision éclairée de SM le Roi, les différentes institutions de l'État pourront désormais mettre en œuvre des politiques publiques de gouvernance des compétences nationales à l'étranger, des politiques qui respectent le droit à la mobilité des personnes en tant que droit humain fondamental, qui rompent avec les initiatives saisonnières à court terme, qui favorisent les mesures concrètes et innovantes, des politiques intégrées qui favorisent l'optimisation de la formation et la gestion du capital humain, des politiques ambitieuses qui visent à mettre en réseau la diaspora scientifique et professionnelle marocaine, ainsi que l'accès au marché mondial de l'économie de la connaissance