Nullement au-dessus de toute critique tu es. Alors puis-je m'essayer à te contredire (moi aussi en aphorismes s'il te plaît et en microtextes) sur certaines de tes thèses et idées fixes, mais avec mesure et à bas bruit. D'ailleurs tu m'y incite, ayant écrit dans ton Ecce Homo : « J'ai une peur panique qu'on aille un jour me canoniser » -1- Et d'abord mon salut fraternel sur ta face inquiète et profonde, ô ! esprit fertile et « bon fouilleur des bas-fonds »; ô ! toi dont l'œuvre saisissante, intempestive et inachevée décrit l'histoire de tes guérisons et dépassements. -2- Tu m'as bien interprété ou presque en me rendant au débit de ma généalogie et à mes éléments premiers. Mais de te fuir ici et là, tu ne m'en voudras point, toi le grand solitaire qui, en outre, tu fais dire à ton Zarathoustra « On paie mal un maître en ne restant toujours que l'élève. Et pourquoi ne voulez-vous pas effeuiller ma couronne? » -3- Qu'il est avare et réducteur ton Zarathoustra qui n'a jamais cru un seul mot des messages des religions et des sages sur la misère de l'homme et son imperfection, les considérant eux aussi comme des manœuvres de chantage et de mystification! -4- Il m'arrive, maintenant que je suis encore dans la force de l'âge, de rester dubitatif quant à ton sens aiguisé de la terrestreité ou du lebenswelt. Il y a eu toujours chez toi comme une volonté d'en finir avec le monde métaphysique des théologiens et des crypto-chrétiens (Kant par exemple) ainsi qu'avec l'infiniment grand comme hypothèque cosmique. Car faire continûment cas du fait que la terre est un simple point dans le système solaire et que celui-ci n'est à son tour qu'un ensemble dans les incalculables systèmes de galaxies, c'est faire un usage hors-contexte de l'astronomie, comme cela est reproché par toi à Kant qui disait d'elle qu'elle anéantit son importance en tant qu'être mortel. Contrairement donc à Pascal, le silence de ces espaces infinis ne semble pas effrayer ni intimider ton Zarathoustra, l'habitant des glaces et des cimes, lequel, prônant la souveraineté de la terre, y voit le sens du surhumain et s'adresse ainsi aux terriens: « Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre.» -5- Si tu avais vécu longtemps, frère, et connu les affres du vieillissement inéluctable et de la mise à mort lente ou brutale de la ferveur et de l'énergie vitale, aurais-tu reconduit ton « je persiste et signe » sur ton pacte de fidélité à la terre? Sur un versant parallèle, toi avec ton corps malade, as-tu vraiment pensé la santé dans la durée, c'est-à-dire exposée inexorablement aux effets détériorants du temps qui passe, lasse et qui casse... La nouveauté elle-même, concept majeur et demande itérative chez toi, n'a-t-elle pas une courbe et une espérance de vie variable et contingente? D'autre part, la finitude, comme donnée ontologique imparable, ainsi que l'inévitable travail du négatif, ne prennent-ils pas à revers ton projet volontariste et injonctif du surhomme? C'est dire que la colonne presque absente dans ta pensée s'appelle la mort comme défaite ultime de l'être ou le » Sein zum Tood » dont la tâche, comme dimension sérieuse à penser, incombera à ton compatriote et connaisseur Martin Heidegger. -6- « Nul n'est méchant volontairement», disait Socrate. N'en est-il pas de même du faible ou de l'épuisé ? A moins que tes polémiques contre les décadents ne soient au fond que l'expression de ton appel au grand Eveil et de ton rêve d'une humanité nouvelle, débarrassée enfin de toutes ses tares que tu nommes « le brouillamini social » « l'encanaillement rampant » et la » mediocritas à l'assaut de l'esprit ». Nietzsche le rebelle! Il s'ensuit donc qu'au chapitre des pauvres et des déshérités, des mal nés et des mal partis permets-moi d'esquiver tes coups de marteau et de prendre le large, afin que je reste en ta présence dans d'autres chapitres du grand Livre pour la santé et la vie et pour ton non au nihilisme ... Revenir de tes hauteurs vers ceux que tu as nommés la plèbe, les faibles, etc., telle est mon humaine préférence. L'oreille que la vie m'a octroyée est d'une sensibilité telle qu'elle peut suivre leur histoire point par point et nœud par nœud : l'histoire de leur venue à la faiblesse. Car celle-ci a une généalogie tout comme comme la religion et la morale en ont la leur... M'entends-tu ? Je m'obstine à croire que oui si je m'en tiens à ta pensée profonde et ultime. Car n'as- tu pas clamé à maintes reprises que «l'homme [et l'homme faible aussi, je suppose] est quelque chose qui doit être surmonté »? Ce qui me conforte dans mon obstination est le fait que la justice, comme valeur humaine, est devenue, même sur le tard, objet de ton souci et de ta pensée. En outre, n'as- tu pas tenu au soir de ta vie ce propos admirable et lumineux, qui pour bon nombre passe presque inaperçu: «L'avènement d'une doctrine, laquelle tamise les hommes... laquelle pousse les faibles à des résolutions et tout autant les forts». -7- Quant à ton discours sur la femme, certes misogyne et machiste à tout point de vue et semblable à celui de Spinoza, Schopenhauer et même Kant il pèche par généralisation abusive et serait susceptible d'une psychanalyse qui mettrait en lumière tes rapports dramatiques avec ta mère et surtout ta sœur Elisabeth Forester (objet de ta détestation parce que femme infâme et délatrice nazie) ainsi qu'avec Lou Salomé (avec laquelle tu eus une aventure amoureuse courte et ratée); d'où ta fréquentation des maisons closes où tu as attrapé la syphilis, maisons où la femme est réduite à un simple objet de plaisir ; d'où aussi ta sublimation féminisante de l'éternité, la seule dont tu souhaitais avoir des enfants. Souhait, selon moi, délirant et incurablement fou ! -8- Un autre couac qui dans ton univers mental m'enquiquine et m'indispose: c'est ta cosmologie présentant le monde comme incréé, sans début ni fin, «un monstre de force, dis-tu, qui se nourrit de ses excréments» et a pour frontière, cela va sans dire, le néant... Mais que t'est-il donc arrivé pour que tu notes dans tes derniers papiers ces insoutenables bévues ?! -9- Et cette vision onirique je l'ai eue à ton encontre: Une de ces nuits en ta compagnie, je fus tiré de mon profond sommeil par un rire assourdissant, narquois et criard qu'un épouvantable nain me lançait en pleine figure. Essayant de comprendre le sens ou les présages de ce rire, je ne réussis qu'à me souvenir qu'il se produisit juste au moment où mon âme se gonflait démesurément et se surpassait, et où je m'étais mis, au pays des cabossés de la vie et ses blessés, et des martyrisés du mal-être et de l'hégémonisme oppresseur et perfide, à occuper des minarets et des tours prophétisant la mort de Dieu et la venue du surhomme. -10- Il est un conte qui ne me revient qu'à l'ombre de ton spectre et ta moustache « quidonesque ». Puis- je un jour t'en faire part là-haut ? Pardon pour mon lapsus, car pour toi il n'y a pas d'arrière monde, il n'y que la terrestreité et l'ici bas. Alors ledit conte je ne pus le narrer qu'à moi-même. Il était une fois un fidèle qui dit à son confesseur, frère Joseph : « Pour ne rien vous cacher, mon père, je ne suis bon à rien. Ma vie est un feuilleton sans fin de déconvenues, de déconfitures et de ratages. Je capitalise les occasions manquées et passe constamment à côté des opportunités et des choses. Je n'en suis certes pas fier, mais c'est comme ça, et je n'y peux rien. Alors de grâce, mon père, cessez de me dire que Dieu m'a créé à son image. Car si c'est bien le cas, il doit bien, pour ce qui me concerne, en rougir là-haut et s'en mordre les doigts. » Le pasteur, nullement inquiété par les propos insolites du fidèle, eut cette réplique désinvolte et apaisante: «Toute brebis galeuse pense comme toi, mon fils; mais le temps jouant contre toi et contre toutes les autres pauvres créatures, tu finiras par rejoindre le troupeau à force de t'apitoyer sur ton existence ici-bas. C'est comme ça depuis toujours et pour les siècles des siècles. Les voies du Seigneur, dois-je te le rappeler, sont impénétrables. » Imperturbable, le fidèle se retira poliment et s'en alla d'un pas trébuchant faisant la moue et scrutant sous ses pieds la terre... Et depuis lors, ne le quitta plus le désir de débattre (même à bâtons rompus, même en songe) de quelques autres questions intempestives et pointues, et ce en tête-à-tête avec Dieu, autour d'une table dans une cave ou sous un arbre verdoyant en plein air, sans protocole ni interprète ni missionnaire... N'a-t-on pas dit que Dieu a daigné prendre langue avec Moïse au buisson ardent? Alors pourquoi pas avec ce pauvre et inoffensif bonhomme, d'autant que, selon une rumeur qui circule depuis des siècles et quelques poussières, le Très Haut ne cache pas sa clémence pour les énergumènes de son espèce. Enfin, vint une nuit, la énième après une très longue et lourde attente, où il vit en rêve un être auréolé de lumière, qu'il n'hésita pas à identifier à Dieu en personne. Alors il prit son courage à deux mains, et s'apprêtant à lancer le débat il fut brusquement comme assailli par une voix aiguë et tonnante, qui énonça mot à mot la même réplique qu'il avait auparavant reçue de frère Joseph. Epouvanté à la vue de celui-ci s'approchant de lui, l'air moqueur et malin, puis s'éloignant sous un tintamarre d'orgue et de cloche. Alors le pauvre fidèle se réveilla en sursaut hors de son lit, les yeux hagards, le corps branlant et la langue pendante. Il n'eut qu'une seule et unique prière à faire : ne pas finir par atterrir un jour, n'en déplaise au Créateur, dans un asile de fous, si vous pigez la perverse allusion.