« Le cinéma est une structure globale de production culturelle. Il est également un mode d'expression complexe et composé mais le plus complet que l'humanité a pu créer jusqu'à présent. Il est aussi et essentiellement, un ensemble de films, tout genre confondu ». C'est ainsi que débute la préface de « Seuils d'esthétiques visuelles » un volume de plus, de son œuvre où Driss El Kerri, chercheur, écrivain, professeur de philosophie, d'histoire des arts et des médias, nous conte le cinéma marocain à travers ses/ces cinéastes. L'ouvrage est un recueil de propos de 28 cinéastes marocains. Leurs propos prennent forme autour de vingt questions qui leur ont été proposés. Ces réponses si riches, si diversifiées et si fondamentales pour comprendre ce que le cinéma veut dire pour nos "faiseurs d'images", ont été rédigées et écrites par les cinéastes personnellement sans orientation ni suggestion ni contrainte. Ils ne sont ni commentés ni analysés ou interprétés dans ce quatrième « Seuil d'esthétiques visuelles ». « Cet ouvrage devrait être un seul et unique livre, de ma série « Seuils d'Esthétiques Visuelles ». Je comptais le consacrer au cinéma marocain qui est en plein essor voilà plus de trois décennies. La grande carence en bibliographie sur ce cinéma m'a fait changer d'avis. Aussi, ai-je décidé de consacrer, trois volumes sur la culture visuelle nationale dans ses formes photographiques, télévisuelle et cinématographique » , nous dit l'écrivain. « Nous considérons que faire parler nos cinéastes, sur des thèmes divers et toujours d'actualité, serait une valeur ajoutée dans la réflexion sur la situation fracturée de notre cinéma ». A travers les lignes de cet ouvrage envoutant, on retiendra volontiers cette vérité: « Le fait que le Maroc a perdu plus de 80% des salles de cinéma, acquise après l'indépendance, est à la fois dramatique et significatif par rapport à l'ordre des priorités dans la stratégie de développement. Paradoxalement, l'évolution sensible, jamais déterminante ni spectaculaire, de la production nationale semble vaine et insensée, quand le film cinématographique marocain n'est vu que par moins de 3% de la population, (1.500.000 entrées en 2018 pour presque 38.000.000 d'habitant, dans moins de 30 salles de cinéma. (Bilan annuel de 2018 du C. C. M.) » Au Maroc, les salles de cinéma font partie d'une absence systématiquement frappante de toutes les institutions de production et de promotion des industries culturelles et artistiques, nous dit l'auteur. L'analphabétisme informatique et celui de l'image en général, viennent s'ajouter à un analphabétisme classique que, ni l'Etat ni la société civile, n'ont pu éradiquer, depuis plus de 64 ans après l'indépendance ! Un pays sans cinéma est un pays muet et aveugle. Il manque du miroir le plus pertinent dans lequel il peut se regarder pertinemment, pour déceler ses résistances si ce n'est ses insuffisances. « Nous livrons au lecteur les réponses crues de 28 cinéastes telles que nous les avons reçues. Ils ont eu la générosité de nous répondre dans des délais très différent, allant de 2 jours à plusieurs semaines. Quelques cinéastes parmi ceux que nous avons contacté, depuis plus de deux ans, ont refusé d'écrire eux même leurs réponses même quand nous leur avons expliqué que le fait d'écrire "eux même leur réponses" fait partie des enjeux de cet ouvrage et de la valeur des réponses d'autres », dira encore l'écrivain. Les 28 cinéastes qui ont apporté des éclairages très significatifs sur le cinéma marocain, sont plus qu'un simple échantillon du corps cinématographique marocain. Ils ont produit et réalisé un peu plus de 20% de la production nationale concrétisé depuis l'indépendance. Ils ont réalisé plus de 110 films de fiction long-métrage, sans compter leurs courts-métrages et leurs films documentaires. Ses/ces 28 cinéastes qui en 20 questions/réponses « disent ce que le cinéma est pour eux » en tant qu'art global, représente l'essentiel de la sphère cinématographique marocaine qui a tant milité, et persévéré, pour doter le pays d'une mémoire visuelle qui reste insatisfaisante et insuffisante. De la première question « que répondriez-vous, si on vous demande de définir le cinéma », les réponses fusent personnelles, belles ou toutes d'amertume à chacun son émotion sa vérité, son secret de la chose. Pour Leyla Triqui, « le cinéma est un langage universel, qui crée un espace intermédiaire où se rencontrent le sensible et l'intelligible afain d'exprimer une certaine vision du réel ou de l'imaginaire ». Latif Lahlou dira « j'essaie de reproduire une réalité que je construis dans la vraisemblance ». Pour Hicham Lasri, « le cinéma est un vaste pays inexploré dont la langue est un grand outil pour explorer à la fois l'étendue de nos rêves comme la profondeur de nos angoisses ». Azelarab Alaoui dira quant à lui, « le cinéma est une lumière qui jaillit du passé pour éclairer le futur. C'est le seul mode de création qui permet aux autres de vivre avec soi, le rêve en simultané ». Quant au réalisateur et scénariste marocain Mohamed Smaïl décédé samedi 20 mars au soir à Casablanca à l'âge de 70 ans, il aura écrit « C'est une plateforme de transmissions des faits divers, des évènements et des émotions sous forme d'images susceptibles d'influencer le spectateur ». Mais aux 20 questions, elles sont autant de réponses... à chacune son auteur pour guider le lecteur dans ce labyrinthe de la sphère cinématographique. En conclusion Driss Kerry fera un triste constat. On appréciera donc ce « bilan pour nous qui n'avons ni inventé le cinéma ni installé une stratégie globale, pour l'intégrer dans une culture nationale exclue, elle aussi, des priorités du mode développement dont s'inspiraient les politiques publiques depuis l'indépendance ? » Ce sont 37 films long métrage que le Maroc a produit en 2019. Ce chiffre marque un record dans l'histoire de la production nationale depuis la création du Centre Cinématographique Marocain (CCM) en 1944. L'institution de tutelle aura vu 8 directeurs se succéder à sa tête. 60 ans de l'histoire du cinéma marocain sont passés cumulant une production d'un peu plus de 400 films longs métrages de fiction. Et le Chercheur de s'interroger, « S'agit-il d'un nombre de films suffisant pour faire des études pertinemment productives sur les structures de notre culture, de notre imaginaire et de nos arts visuels sensé être parmi les leviers de notre processus de modernisation ? ». Un maigre bilan qui ne représente que la moitié d'une année de production pour un pays africain comme le Nigéria et évidemment beaucoup moins pour d'autres comme les pays européens et la Turquie à titre d'exemple. Dans ce contexte nous nous abstenons de nous comparer aux géants de la production cinématographique mondiale, tel que Hollywood ou Bollywood ou la Chine, qui a triplé sa production en 3 ans pour atteindre 686 films/an, soit plus d'une fois et demi du bilan du CCM durant toute son existence.