* Dans létat actuel des choses, le Maroc est loin dêtre un pays à revenu intermédiaire élevé. * Alors que les plans sectoriels doivent être élaborés au sein du gouvernement qui doit en assurer la cohérence dans le cadre dune stratégie globale, cette tâche serait reléguée aux cabinets détude. * Eclairage de Najib Akesbi, professeur universitaire, économiste et membre du Cercle dAnalyse Economique de la Fondation Abderrahim Bouabid. - Finances News Hebdo : Daprès le travail de réflexion collectif, deux scénarios se posent pour le Maroc. Celui de devenir en lespace de 25 à 30 ans un pays à revenu intermédiaire élevé, ou de devenir un pays à indice de développement humain. Lequel de ces deux scénarios vous semble le plus plausible pour le Maroc ? - Najib Akesbi : Je pense quil y a une chose à clarifier pour commencer. Il ny a pas deux scénarios opposés. On na pas fait de la prospective, et les deux approches se complètent. La démarche a été de dire que pour apprécier la croissance actuelle, on fixe un niveau que lon estime nécessaire en fonction de nos ambitions. Notre ambition est claire. On veut quen lespace dune génération le Maroc devienne un pays classé parmi les pays quon considère à revenu intermédiaire, mais dans la tranche supérieure. Et, en fonction de cela on dit : voilà le taux de croissance quil faudrait réaliser en moyenne chaque année pour pouvoir atteindre ce revenu (voir tableau). Evidemment, quand on évoque la croissance, il sagit du taux de croissance du PIB, mais le développement est également une situation sociale quon peut évaluer par des indicateurs de développement humain. On dit quêtre à un niveau de développement dun pays à revenu intermédiaire de tranche supérieure suppose de passer également par un indice de développement humain de lordre de 0,75, alors que lactuel est de 0,65 seulement. Donc, on nest pas dans une situation de choix entre deux scénarios, mais on clarifie certains objectifs à travers des indicateurs quil faudra atteindre en lespace dune génération. Avec une croissance de 7 points de PIB et une évolution démographique de lordre de 1 point, ça veut dire quil nous faudra avoir un taux de croissance de 8 points pour devenir en 25 ans un pays ayant un PIB par tête de 15.000 $ et un indice de développement humain de lordre de 0,75. Cela nous permet aussi dapprécier de manière plus «instruite» les taux de croissance actuels : si on nous dit quon va faire 3-4% de croissance, on peut répondre que cela ne représente que la moitié de ce quil faudrait faire pour aller dans le sens de nos ambitions Cest donc un repère pour pouvoir apprécier la croissance actuelle et celle à venir, mais en linscrivant dans une perspective stratégique. Cest là lobjet de cette réflexion. - F.N.H. : Dans létat actuel des choses, pensez-vous que cest un objectif facile à atteindre sur la période dune génération ? - N. A. : Certainement pas ! Avec les politiques menées aujourdhui, non, on est loin du compte. Et cest bien là lobjet de la deuxième partie du rapport rédigé par le Cercle dAnalyse Economique. En effet, si dans la première partie lon explique ce quil faudrait réaliser comme performances pour concrétiser notre ambition, dans la deuxième partie, on souligne que cet objectif ne pourrait pas être atteint avec la même politique économique que nous avons actuellement. Le rapport explique quelques «mégacontraintes» quil faudrait impérativement dépasser pour lobjectif de 8 points de croissance. - F.N.H. : Lun des points soulevés dans la deuxième partie du rapport concerne les plans sectoriels. Dans quelle mesure ces plans, concoctés par le gouvernement, ont montré leur limite en labsence dun débat lors de leur élaboration ? - N. A. : Il faut bien se mettre daccord sur le fait que ce sont, dans les meilleurs des cas, des plans de départements ministériels et non pas dun gouvernement, et la nuance est importante. Quon parle de Plan Azur ou dautres comme Halieutis, en passant par Emergence ou Rawaj, la démarche est pratiquement la même : un ministre ou un conseiller du Roi commande une stratégie à un cabinet détudes étranger qui pense et élabore une stratégie à la place de ceux qui auraient dû le faire. Le plan une fois élaboré, présenté au Roi et signé devant ce dernier, est figé dans le marbre. On ne peut plus en débattre pour en modifier quoi que ce soit. Il devient une stratégie du gouvernement, alors quil a été élaboré par un cabinet détudes et validé seulement par un ministre ou quelques conseillers du Roi. Tout cela nest pas sain, et je ne parle même pas de laspect institutionnel et démocratique que cette démarche soulève. En effet, avez-vous déjà vu le Parlement débattre dun de ces plans sectoriels alors quils étaient en phase délaboration ? Bien évidemment, il y aura un moment où un ministre va venir faire son speech devant telle ou telle commission parlementaire, et lui raconter ce quil veut, avancer les chiffres quil veut, et laffaire est réglée ! Bref, là aussi, on voit bien que le Parlement ne remplit pas son rôle qui est de contrôler laction du gouvernement. Normalement, un plan, avant dêtre adopté, doit être discuté, mais surtout approuvé par le Parlement. Donc, pour résumer, il y a dabord des problèmes de légitimité, déquité, des problèmes de gouvernance, mais au-delà, nous mettons aussi en évidence le fait que ces problèmes de gouvernance posent des problèmes defficacité. Ce sont des plans condamnés à rester inefficients et, en tout cas, ne produiront pas les résultats quon en attend parce quils ne sont pas élaborés, discutés par ceux qui ont la légitimité et/la compétence pour le faire. Ainsi, le déficit de légitimité conduit au déficit defficacité. - F.N.H. : Lors du débat du rapport élaboré par le Cercle dAnalyse Economique, on a prôné la nécessité davoir une instance qui saura assurer une cohérence entre les différents plans sectoriels, mais également den assurer le suivi et le contrôle dans lexécution. Quen pensez-vous ? Dautant quà larrivée dun nouveau ministre, le plan sectoriel initial de son ministère sera modifié ou prolongé dans le temps Ou est-ce là un rôle qui incombe au gouvernement ? - N. A. : La tâche de conception, délaboration, de choix des options stratégiques relève de la responsabilité du gouvernement. Puisquen principe un gouvernement est élu justement pour assurer ces missions. Si un gouvernement a obtenu la légitimité des urnes, cest précisément pour faire des choix et conduire une politique déterminée. Maintenant, si les instances gouvernementales doivent être soutenues par des expertises ponctuelles, étrangères ou nationales, sur des points particuliers, cela ne pose aucun problème pourvu quil y ait la compétence ! La dérive actuelle est que «lexpertise» devient elle-même linstance délaboration stratégique. Elle se substitue donc au gouvernement au lieu de se contenter de le «soutenir» par son savoir-faire. Concernant lévaluation des politiques publiques, le contrôle de la mise en place de ces politiques et lévaluation des objectifs atteints, gagneraient à être faits par une instance indépendante. Dans les pays démocratiques, il existe ce type dentités indépendantes qui assurent un travail de contrôle et dévaluation des politiques publiques. Au Maroc, nous avons une instance dévaluation de la politique de léducation nationale. Mais, cest une petite structure qui reste cantonnée dans le domaine de léducation. Ce quil nous faudrait, cest une instance dévaluation indépendante pour lensemble des politiques publiques. Pour revenir à la cohérence entre les différents plans sectoriels, elle doit être assurée en amont et en aval. En amont, lélaboration dun plan sectoriel doit se faire au niveau du gouvernement qui doit en assurer la cohérence avec les autres plans sectoriels. Parce que si le gouvernement est à la base et en principe cohérent, il doit produire des politiques cohérentes. Et il est de la responsabilité politique du gouvernement dinscrire ces plans dans une vision stratégique globale. Pour ce qui est du suivi des plans et de leur exécution, ils gagneraient à être faits par une instance indépendante qui rendrait compte au gouvernement et au Parlement, en aidant notamment ce dernier à jouer son rôle de contrôle de laction gouvernementale.