Driss Guerraoui, économiste et vice-Président de l'Association internationale francophone d'intelli-gence économique, nous livre sa lecture des relations entre le Maroc et la France, de la nouvelle feuille de route de la diplomatie française au Maroc, ainsi que du développement de la coopération triangulaire Maroc-France-Afrique. Finances News Hebdo : Les relations entre le Maroc et la France traversent actuelle-ment une zone de turbulences qui n'est pas sans conséquences. Jusqu'à quel niveau les dernières tensions peuvent-elles impac-ter la coopération économique bilatérale ? Driss Guerraoui : Ce n'est pas la première fois que les relations entre le Maroc et la France connaissent des zones de turbulences. Du temps des défunts Hassan II et François Mitterrand, la situation avait atteint un niveau de dégradation qui a conduit à un gel réel des relations entre les deux pays, mais sans pour autant perturber les échanges économiques qui n'ont pas subi de changements profonds en volume, en valeur et en structure. Tirant les enseignements de l'histoire et à partir d'une observation raisonnée de l'évolution des relations économiques internationales, force est de constater que le temps des entreprises et des banques n'a jamais été et ne sera jamais celui des politiques. Bien au contraire, c'est pendant les moments de crises, de tensions et de guerres que les affaires fleurissent, particulièrement quand il s'agit de partenaires dont les rapports ont été forgés par la longue histoire, dont les échanges sont structurellement intenses, les intérêts mutuels importants et les enjeux économiques, politiques et géostratégiques futurs cruciaux pour le main-tien et le renforcement de la place respective des pays concernés dans un système mondial qui connaît lui-même des zones de turbulences. Et c'est justement le cas du Maroc et de la France. Par contre, ce qui est nouveau, c'est la prise de conscience née de cette situation, et c'est peut-être là que réside l'élément positif impulsé par «la crise» actuelle, à savoir la nécessité de repenser la coopération entre les deux pays, conformément à la nouvelle donne régionale et mondiale et aux ambitions nouvelles des deux pays dans le monde. F.N.H. : Lors du Forum de partenariat France-Maroc récemment organisé à Casablanca, l'ambassadeur de France a présenté la nouvelle feuille de route de la diplomatie française au Maroc qui repose sur le développement des partenariats basés sur le principe de la colocalisation, et surtout sur le développement de la coo-pération triangulaire Maroc-France-Afrique. Quelle analyse faites-vous de cette nouvelle politique, particulièrement sur l'ambition de la France d'aller à la conquête de l'Afrique en partenariat avec le Maroc ? D. G. : Pour répondre à votre question, il y a lieu de partir du constat suivant : le système mondial change à grande vitesse et avec lui les réalités régionales et les alliances géostratégiques, notam-ment en Afrique, en Méditerranée du Sud, au Moyen-Orient et en Europe. Cette nouvelle réalité doit pousser le Maroc et la France à capitaliser sur la solidité et le caractère exceptionnel de leurs relations pour opérer deux types de changements : Un changement de vision de la coopération future entre les deux pays ; Et celui du contenu de la stratégie relative aux actions communes dans le monde. Ce double changement doit inciter le Maroc et la France à optimiser ce que les acteurs, notamment économiques des deux pays, savent déjà faire en matière de codéveloppement et de colocalisa-tion. Mais aussi et surtout à faire du partenariat triangulaire Maroc-France- pays d'Afrique, de la Méditerranée du Sud, du monde arabe et de la veille géostratégique permanente les nouveaux axes de leurs relations de coopération. L'objectif étant d'agir de façon coordonnée, de partir ensemble, non seulement pour gagner réciproquement des marchés, des emplois et de la croissance, mais particulièrement renforcer la stabilité, la sécurité et la prospérité de l'Afrique, du monde arabe et de la Méditerranée du Sud, véritable poumon de l'Europe certes, mais surtout de la grande zone Afrique-Europe en cours de construction. Les sociétés civiles organisées, les entreprises, les banques, les centres de recherche, les universités et les structures d'intelligence économique des deux pays doivent travailler ensemble sur les nou-velles perspectives du partenariat. Un partenariat qui explorerait pour les entreprises et les collec-tivités territoriales des deux pays les nouvelles opportunités qu'offre cette nouvelle vision géos-tratégique commune qu'impose le changement de la donne mondiale et régionale; notamment dans une Afrique qui «explose», un monde arabe et une Méditerranée du Sud qui connaîssent une dynamique de changement sans précédent dans leur histoire et une Europe qui s'interroge sur son avenir. F.N.H. : Pensez-vous que la récente tour-née royale en Afrique peut être à l'origine de cette nouvelle politique ? D. G. : Cette nouvelle vision ne date pas de la dernière visite royale de février 2014. Elle est au coeur des nombreuses visites effectuées par SM le Roi Mohammed VI en Afrique depuis 1999. Elle constitue donc un choix et une option géostraté-giques du Maroc. Elle s'est traduite et renforcée par la signature de nombreux accords de par-tenariat conclus entre le Maroc et de nombreux pays d'Afrique (Sénégal, Mali, Gabon, Mauritanie, Benin, Tchad, Cameroun, Côte d'Ivoire, Niger, République du Congo, ...). Elle est consolidée par la présence active de nom-breux groupes marocains dans les domaines de la banque, la finance, l'assurance, les transports, les télécommunications, les BTP, les mines, l'agri-culture, la formation professionnelle et la sécurité, en sus des actions de coopération fondées sur l'apport d'expertise, de savoir, et de savoir-faire dans des secteurs où le Maroc dispose d'un avan-tage comparatif, compétitif et stratégique certains, et des actions de solidarité comme l'annulation de la dette et l'aide alimentaire et médicale. Cette perspective va connaître une accélération de son rythme et un accroissement de son contenu dans le cadre du nouveau modèle de développement des provinces du Sud que pré-conise le Conseil économique social et environnemental (CESE) dans le rapport remis au Roi en octobre der-nier et qui fait justement de ces pro-vinces un véritable hub pour l'Afrique et la base future d'une intégration régionale tournée vers l'avenir. F.N.H. : Pour conclure, la logique de «chasser en meute» ne peut-elle pas porter pré-judice aux entreprises maro-caines, sachant que la com-pétitivité de notre tissu écono-mique constitue notre maillon faible ? D. G. : Le vrai problème n'est pas à mon avis de savoir si on va «chasser en meute» ou pas. Il est dans la capacité des deux pays d'inscrire leur coopération future dans le cadre d'une nouvelle génération d'intégra-tion régionale. Une intégration fondée sur des para-mètres à la fois géostratégiques, géoéconomiques et surtout liés aux valeurs communes partagées que le Maroc et la France doivent défendre dans le monde à savoir la liberté, les droits de l'homme, la tolérance, la lutte contre toutes les formes d'inté-grisme et de terrorisme, la solidarité, la diversité, l'humanisme, le déve-loppement mutuel et la prospérité partagée. A ce niveau, le nouveau modèle de développement pour les provinces du Sud, en identifiant les potentia-lités à valoriser et les perspectives de partenariat à explorer s'inscrit parfaitement dans le cadre de cette vision géostratégique nouvelle et de cette nouvelle génération d'intégra-tion régionale. Le Congrès américain, en votant l'autorisation aux entreprises et aux institutionnels américains d'opé-rer dans les provinces du Sud du Royaume, donne la mesure et la portée importante du futur dévelop-pement de ces provinces dans les domaines économiques stratégiques (énergies renouvelables, agriculture, pêche et tourisme durable, connec-tivité numérique, liaisons aériennes, portuaires et autoroutières régionales panafricaines, recherches agrono-miques de pointe, pôles régionaux panafricains d'excellence...). Dans ce cadre, l'intelligence éco-nomique, la veille stratégique et la prospective des territoires doivent être appelées au secours de cette nouvelle donne régionale. Le parte-nariat entre le Maroc et la France se doit d'être dès lors au rendez-vous de cette nouvelle page de l'histoire qui s'écrira certainement dans ce continent d'avenir.