Décidément, le ministère de la Justice n'en finit pas d'avoir des professionnels en colère sur le dos. Les adouls et notaires demandent au gouvernement de surseoir à la mise en œuvre du processus législatif du projet de Loi 88-12. Et ils ne semblent nullement convaincus des arguments du ministère. Pour du forcing, autant dire que c'est réussi, bien que jusqu'à présent aucun compromis n'ait été trouvé. Et pour du jamais vu, ça l'est aussi : quatre jours sans notaires et sans adouls, c'est dire l'ire de ces professionnels. Tellement en colère que les Ordres nationaux des notaires et des adouls ont accordé leurs violons en organisant ensemble, le jeudi 24 octobre, un sit-in de deux heures devant le siège du ministère de la Justice. Ils ont observé du 24 au 28 octobre une grève nationale pour exprimer «l'inquiétude et le mécontentement de tous les membres de ces deux professions et leur rejet catégorique du projet de Loi N°88-12 qui attribue aux agents d'affaires (écrivains publics) la compétence pour rédiger des actes à date certaine», explique-t-on. Le motif de cette colère sans précédent est la décision du gouvernement d'encadrer la profession des agents d'affaires en les impliquant dans la rédaction des actes à date certaine, à travers le projet de Loi 88-12. Ce projet de Loi vise à permettre aux agents d'affaires actifs d'exercer leur fonction de rédacteurs d'actes sous-seing privés à condition de prouver qu'ils exercent habituellement la profession d'agents d'affaires chargé de la rédaction des actes, conformément aux dispositions du troisième alinéa du chapitre premier du Dahir du 27 décembre 1364 (12 janvier 1945)». Un acte jugé comme une régression par rapport à la politique menée ces dernières années pour la réforme des professions juridiques et judiciaires, leur mise à niveau et leur moralisation afin de garantir la protection des droits des citoyens et le renforcement de la sécurité des transactions. Bien qu'il ne s'agisse encore que d'un projet de Loi régissant la profession d'agents d'affaires rédacteurs de contrats à date certaine. Pour les notaires et adouls, «cette approche exprime le double langage du gouvernement et le décalage entre son discours et ses pratiques. Alors qu'il promeut le mérite et l'équité comme fondamentaux constitutionnels, dans le même temps il bafoue ces principes en prenant l'initiative de mettre en avant une catégorie d'agents immobiliers sans veiller à leur imposer aucune condition de compétence et d'expertise pour exercer un métier de rédacteur d'acte qui nécessite des diplômes universitaires, une formation pointue et une longue période de stage». Un notaire ayant souhaité garder l'anonymat assure que l'accès au métier de notaire est des plus restrictifs. En plus des années de formation, il faut ajouter les années de stages, en plus de l'investissement important pour entrer en activité. «Nous avons également un métier à très grande responsabilité face à la loi, que le moindre écart peut être sanctionné par l'incarcération, que d'autres professionnels n'ont pas et ce n'est pas logique lorsqu'on prétend sécuriser les transactions et veiller ainsi au respect des droits des citoyens». Confusion des prérogatives Depuis jeudi 24 octobre, les réunions se sont succédé, même du côté du ministère de la Justice qui a publié le jour même du sit-in un communiqué où il se confondait en explications sur les motivations de sa décision. Notamment que le projet de Loi relatif aux agents d'affaires vise à mieux organiser cette profession et ne confère à ces agents la rédaction que d'actes coutumiers, tout en soumettant l'exercice de leur profession au contrôle du parquet général. Côté garanties, pour exercer le métier d'agent d'affaires, il sera exigé un permis émanant des autorités administratives et un certificat délivré par l'administration fiscale qui prouve l'exercice habituel de la profession. Un communiqué du ministère signale également que les agents d'affaires ne peuvent, en aucun cas, être dépositaires de fonds, ni assurer les procédures afférentes à l'enregistrement et à l'inscription de l'acte auprès de la Conservation foncière. Mais cela ne semble pas convaincre, puisque l'attribution de la compétence de rédiger des actes à date certaine aux agents d'affaires «en l'absence de conditions objectives d'aptitude, de formation juridique et d'expertise professionnelle va conduire non seulement à la perte des droits et des biens des citoyens et des investisseurs mais aussi à une crise économique et juridique qui aura pour conséquence l'encombrement des tribunaux avec de nouveaux litiges inutiles», soutiennent les notaires et les adouls. Les deux professions s'interrogent même sur l'intérêt de créer une nouvelle profession, alors même qu'aucune étude préalable n'a été réalisée en vue d'évaluer les conséquences de cette décision sur la sécurité des transactions et ses impacts au niveau économique et social. Une ombre au tableau de la réforme de la Justice Le projet de créer une nouvelle profession chargée de la rédaction des actes à date certaine va constituer une anomalie dans l'arsenal juridique national et une exception au niveau régional et même international, alors même que le Maroc s'est engagé à mettre à niveau sa législation avec les normes internationales. Comme il a institué comme principe constitutionnel la primauté des conventions internationales ratifiées, estiment les notaires et les adouls du Royaume. Voilà pourquoi l'Ordre national des notaires et l'Ordre national des adouls ont demandé au gouvernement de surseoir à la mise en œuvre du processus législatif du projet de Loi 88-12. Prédisposés à participer à toute discussion sérieuse et responsable afin de remédier à cette situation incongrue, ils n'ont encore eu pour réponse qu'un communiqué qui insiste sur le fait que ce projet de Loi a déjà été déposé au Secrétariat général du gouvernement (SGG) en 2011 par l'ancien gouvernement. Le texte du projet a même été publié sur le site web du ministère de la Justice et des libertés pendant trois mois. Il a également été publié sur le site du SGG pendant un mois. «Pourtant, aucune réclamation ou protestation n'a eu lieu à l'époque, ce qui a laissé croire que toutes les parties concernées approuvaient ce projet, mais les notaires et les adouls nous surprennent par leur rejet», souligne le ministère de la Justice. Voilà donc une ombre de plus au tableau de la réforme de la justice et à celui de Ramid.