La tenue des Assises nationales sur la fiscalité n'est pas une fin en soi. Elles doivent enclencher le processus de réforme tant attendue du système fiscal marocain. Et le projet de LF 2014 devrait être le premier test de crédibilité de ces Assises, notamment par la mise en place progressive de leurs recommandations. Economiste et professeur à l'IAV, Najib Akesbi détaille les mesures les plus prioritaires et, surtout, les plus aisées à mettre en place. Finances News Hebdo : Au terme des Assises tant attendues sur la fiscalité, quelle impression en gardez-vous ? Najib Akesbi : Dans l'ensemble, je dois dire que les débats étaient francs, ouverts, et souvent de qualité. Pour une fois, je n'ai pas senti une quelconque volonté de cantonner le débat dans un cadre limité ou « formaté ». On a souvent eu l'impression que la principale limite était plutôt celle du temps, vu le nombre des intervenants qui voulaient s'impliquer dans le débat. Hormis cette limite, on a vraiment senti que le champ était ouvert et que les différents participants s'exprimaient assez librement. Le deuxième élément qui me semble important à relever est la diversité des points de vue en interaction. Certes, on relevait une présence assez massive des différents lobbies qui ne se sont pas gênés pour exprimer leurs points de vue et leurs intérêts, mais cela fait partie des règles du jeu, même si on a eu quelquefois l'impression d'un certain déséquilibre dans la composition des panels... Concernant les thèmes et les sujets en débat, ils étaient variés et les cinq panels thématiques ont passé en revue les principales questions qui concernent la fiscalité. Là aussi, je pense que tous les panels n'ont pu être traités de la même manière, en particulier, je crois que celui relatif à la fiscalité locale et régionale, arrivant à la fin de la deuxième journée des travaux, n'a pu bénéficier de toute l'attention qu'il mérite. F. N. H. : Peut-être aussi qu'en l'absence d'un projet de régionalisation défini, est-il difficile de se prononcer ? N. A. : En effet, il est vrai qu'il est difficile d'aller loin dans le débat et dans la formulation de propositions dans ce domaine sans le cadre qui est celui de la régionalisation dite avancée. Il reste que dans l'ensemble, on doit reconnaître que le bilan de ces Assises est globalement positif, en tout cas sans commune mesure avec les premières, tenues en 1999, et dont personne ne garde un souvenir mémorable... La qualité des participants, le contenu des débats et l'absence de langue de bois sont autant d'éléments qui donnent une impression favorable et positive de ces Assises. F. N. H. : Cette liberté de débat, l'avez-vous retrouvée au niveau des recommandations ? Ont-elles repris fidèlement la richesse des débats et des avis? N. A. : Les recommandations ont été synthétisées par l'Administration et présentées par le Directeur général de l'Administration fiscale. Et dans l'ensemble, je trouve qu'elles ont été assez fidèles aux débats, même si l'on sait qu'il est très difficile de reprendre tous les avis, dans leur diversité. J'ai particulièrement apprécié le fait que même lorsqu'il n'y avait pas consensus sur telle ou telle question, on n'évacuait pas totalement les positions moins « conventionnelles, mais on les citait quand même tout en indiquant qu'elles ne sont que le point de vue d'une partie des intervenants, ce qui est une façon de restituer tous les points de vue, y compris ceux minoritaires... Moi qui en ai vu des «exercices» de ce genre, je peux vous dire que cette pratique est assez inédite ! Et ne serait-ce que pour cela, elle devrait être saluée. Pour résumer, je dirais que les recommandations ont reflété jusqu'à 80% de ce qui a été émis comme avis et propositions lors des deux jours de débat, ce qui est en soi une bonne performance. Ceci étant, après la synthèse du DGI, est arrivé le discours de clôture du ministre, et là on a bien vu que la «barre» était alors sensiblement abaissée... On peut expliquer cela par le fait que le ministre ne voulait guère prendre d'engagements immédiats, se donnant le temps d'étudier la faisabilité des différentes recommandations, mais tout de même, on aurait souhaité l'annonce de quelques initiatives allant dans des orientations générales exprimées dans la synthèse des recommandations... F. N. H. : Vous avez souvent répété que les Assises ne sont qu'une rencontre de débat, un moment de concertation. Et que le plus important est ce qui s'en suivra en termes de mise en application des recommandations. A votre avis, comment s'assurer de la volonté réelle d'engager enfin cette réforme fiscale ? Quelles seraient les étapes test de la mise en œuvre des différentes recommandations ? N. A. : En effet, les Assises en elles-mêmes ne sont qu'un moment de débat et d'échange de points de vue. Mais, effectivement, plus important que les Assises, c'est le jour d'après ! Or, nous y sommes... Et c'est là que commence la vraie épreuve de crédibilité de ces Assises. Il ne s'agit nullement d'exiger tout et tout de suite, de réclamer la mise en œuvre immédiate de la totalité des recommandations enregistrées, mais de constater que toutes sont en train d'être prises au sérieux. Mais aussi que l'on commence effectivement à étudier leur faisabilité de sorte que celles qui peuvent être engagées au plus tôt vont l'être rapidement, c'est-à-dire être intégrées dans le projet de la Loi de Finances pour 2014, dont, soit dit en passant, le processus d'élaboration doit commencer incessamment (si ce n'est déjà fait...). Je pense en particulier aux recommandations qui ont fait l'objet d'un large consensus. Ainsi, je juge personnellement la crédibilité de ces Assises à partir de maintenant et à partir de la capacité du gouvernement à mettre en œuvre, dès à présent, les recommandations les plus marquantes et les plus urgentes. F. N. H. : Justement, concernant les différentes recommandations, quelles sont celles prioritaires, mais aussi celles très faciles à mettre en œuvre ? N. A. : Il y a une recommandation importante qui concerne la recherche d'un meilleur équilibre dans le système fiscal entre les impôts directs et ceux indirects. En effet, il y a trop d'impôts indirects, comparativement à ceux directs, lesquels de plus demeurent très mal répartis. Concrètement, cela signifie qu'il faut renforcer l'IR dans le sens d'un réexamen, aussi bien de son assiette que de son barème. L'autre orientation, très importante à mon avis, est de trouver un meilleur équilibre entre l'imposition des revenus du travail et celle des revenus du capital : aujourd'hui, sur les cinq catégories de revenus qui sont soumises à l'impôt sur le revenu, l'on sait que les revenus salariaux couvrent jusqu'aux trois quarts des recettes. Pour améliorer cet équilibre, il faut commencer par homogénéiser le mode d'imposition de ces cinq catégories. Cela passe d'abord par la soumission des revenus agricoles à l'impôt. Et il faut rappeler à cet égard que la refiscalisation de l'agriculture dès 2014 est bien une des recommandations les plus largement consensuelles, même si chacun a pris soin d'insister sur les précautions à prendre pour s'engager sur cette voie. Ensuite, les revenus et les profits fonciers ainsi que des capitaux mobiliers doivent tout simplement être imposés de la même façon que les autres revenus, et notamment cesser d'être traités avec de simples taux généralement bas et libératoires. Il faudrait que ces revenus et profits intègrent la base imposable au barème général de l'IR au même titre que les revenus salariaux ou professionnels, sachant qu'ils peuvent alors bénéficier aussi des mêmes déductions. La traduction concrète de cette recommandation d'équilibre, entre revenu du travail et celui du capital, passe en effet par cette homogénéisation qui demeure, selon moi, possible dès la LF 2014. Pour rester dans cette catégorie de recommandations, il y en a une importante à mettre en place et qui est relative aux revenus professionnels soumis au régime du forfait. On sait que le forfait est justement inéquitable parce que ses bases n'ont pas été mises à jour depuis pratiquement 25 ans, alors que depuis, tant d'eau a coulé sous les ponts ! Les barèmes actuels sont donc une source d'une grande injustice, et il faudrait les actualiser et les repenser de manière urgente! Tout cela devrait aboutir à une base de l'IR homogène et large. Par ailleurs, au lieu d'une surtaxe, comme celle instituée dans la Loi de Finances pour 2013, il faudrait carrément intervenir au niveau du barème d'imposition de l'IR lui-même, dans le sens d'une meilleure progressivité : il faudrait relever le seuil d'imposition de sorte à soulager les classes à revenus modestes et moyens, avoir une progressivité faible au niveau de basses tranches de revenus, et accentuer la progressivité des taux au niveau des hauts revenus. Je crois réellement qu'il y a là également une recommandation qui peut assez rapidement être concrétisée. Je retiens aussi que lors de ces Assises, la question de l'impôt sur la fortune a été discutée, même si cela a été fait dans des termes peu précis. Le simple fait que cet impôt ne soit plus un tabou est une bonne chose, et cela devrait pousser l'Administration à commencer sérieusement à en examiner les conditions de faisabilité. D'autant plus que la recommandation en la matière a insisté sur le fait qu'il n'est pas question de taxer les actifs productifs, mais seulement la «fortune improductive» si je puis dire. Je pense qu'il y a là une bonne base de départ pour étudier la faisabilité d'un vrai impôt sur la fortune au Maroc, y compris lors des successions, puisque le propos est de faire contribuer le capital aussi bien en tant que stock qu'à l'occasion de sa transmission. F. N. H. : Qu'en est-il des déductions ? N. A. : Deux recommandations me semblent à ce niveau intéressantes et devraient être prises en considération : celle de la déduction pour frais de scolarité des enfants et celle de la déduction des ascendants, dans la mesure où la prise en charge des parents est une pratique très fréquente dans les familles marocaines. Là encore, ce sont là deux mesures qui peuvent être rapidement mises en œuvre. F. N. H. : Les dépenses fiscales ont également été à l'ordre des débats. Y a-t-il eu consensus à leur propos ? N. A. : En ce qui concerne les dépenses fiscales, les débats ont mis en exergue trois mots d'ordre à retenir : cibler, conditionner et contractualiser... S'il faut octroyer des avantages fiscaux, il faut désormais qu'ils s'inscrivent dans le cadre des orientations économiques du pays et répondent à des objectifs qui rejoignent ceux de sa politique économique et sociale. Il faudrait aussi que ces avantages soient conditionnés parce que liés à des résultats tangibles, à l'atteinte d'objectifs précis. Et, enfin, tout cela devrait s'intégrer dans une relation contractuelle engageant l'Etat et les organisations professionnelles représentatives des entreprises. Il fut un temps où ceux qui parlaient de la méthode contractuelle étaient traités de dangereux «socialistes», mais maintenant que tout le monde n'a que cela à la bouche, que les contrats-programmes sont pratique courante dans le cadre des plans sectoriels gouvernementaux, on ne voit pas ce qui empêcherait l'extension de cette démarche aux dépenses fiscales. En tout cas, on devrait ainsi aboutir à une toute autre politique d'incitation à travers l'outil fiscal. Enfin, je pense qu'une dernière recommandation mérite beaucoup d'intérêt : il s'agit de celle concernant la relation entre l'administration fiscale et le contribuable. Tout le monde était d'avis qu'une amélioration de cette relation est absolument nécessaire, incontournable, notamment à travers une administration plus transparente, plus accueillante, plus ouverte et moins bureaucratique. Il est, de ce fait, important de revoir les procédures de contrôle et de conciliation également. Cette orientation générale peut se concrétiser par des mesures qu'il est possible de mettre sur les rails assez rapidement. Force est de reconnaître également que l'Administration fiscale est aujourd'hui en besoin vital de ressources humaines et matérielles auxquelles il faut répondre rapidement. Il est en effet incompréhensible (ou trop compréhensible...) que depuis 30 ans, cette administration ne dispose que de moins de 300 vérificateurs pour tout le pays. Avec les diplômés qui, chaque année, renforcent les rangs des chômeurs, qu'est-ce qui empêche de doubler les effectifs de cette administration, moyennant des formations accélérées de six mois à une année aux nouvelles recrues ? Leur coût serait négligeable et leur rendement considérable. En tout cas, on aura beau promettre la lune, sans le renforcement des moyens de l'Administration fiscale, quantitatifs et qualitatifs, rien ne pourra être réalisé et ces Assises pourraient n'être que l'hirondelle qui ne fait pas le printemps...