Depuis mars 2011, après l'avènement du "Printemps arabe", l'UE a réorienté sa politique de voisinage dans la région qui, deux ans plus tard, ne s'est pas traduite par d'énormes progrès sur le terrain. Pour autant, le Maroc semble être le pays ayant réalisé le plus d'avancées : les négociations de l'ALEC et sur la mobilité démarreront bientôt. λ Sur le volet du renforcement de la société civile, un progrès est noté, mais le plus gros reste à faire. Le bilan 2012 de la Politique européenne de voisinage ( PEV ) est considéré globalement positif. Au terme de son mandat, Eneko Landaburu, l'ambassadeur et chef de la délégation de l'UE au Maroc revient à cœur ouvert sur trois ans et demi riches en évènements. Finances News Hebdo : Les rapports régionaux de suivi sur les progrès accomplis en 2012 dans la mise en œuvre de la politique européenne de voisinage en 2012 viennent d'être publiés. Quelle est votre appréciation de celui relatif au Maroc ? Eneko Landaburu : Après l'avènement du «Printemps arabe», l'Union européenne a réagi assez vite. Et ce, dès le mois de mars 2011, en fonction de tous les évènements qui se passaient dans la région, pour réorienter sa politique de voisinage afin de l'adapter à une situation qui changeait profondément dans beaucoup de pays. Cette réorientation s'est concrétisée sur trois points prioritaires. Le premier était d'essayer d'apporter à ces pays un accès plus facile au marché européen afin de développer leurs exportations et les aider dans le développement économique et la création de croissance. Le deuxième volet est relatif à l'accompagnement des réformes politiques à travers l'aide que pouvait apporter l'UE pour la consolidation démocratique et le développement d'une société civile plus active, car il s'agit là d'un aspect très important de la vie démocratique de tout pays. Le troisième point, qui illustre cette réorientation, était de savoir si l'on pouvait assurer une meilleure mobilité et faciliter la circulation des personnes. F. N. H. : Aujourd'hui, où en sommes-nous de cette réorientation, deux ans après sa mise en place ? E. L. : Il faut dire que, globalement, il n'y a pas eu énormément de progrès sur le terrain des concrétisations. C'est une évidence ! D'abord, parce que les priorités que nous avions mises en avant ne peuvent se réaliser du jour au lendemain, mais demandent du temps, notamment pour l'accès au marché européen, ou encore la mise en place d'un partenariat de mobilité puisque nous sommes dans un contexte où l'Europe reste un peu frileuse vis-à-vis d'une telle ouverture. Et puis, la démocratie est un processus lent ! Et parce qu'il s'agit de thèmes difficiles, ces actions ne peuvent se matérialiser sur le court terme. La deuxième raison qui peut expliquer pourquoi aucun progrès spectaculaire n'a été constaté, c'est parce que dans beaucoup de pays, on connaît des crises politiques qui ne conduisent pas forcément à ce dont tous rêvaient. C'est-à-dire le passage de régimes autocratiques, dictatoriaux même, à des démocraties parfaites, comme constaté en Tunisie, en Egypte ou en Lybie... En Syrie, ce qui s'y déroule est épouvantable. Les deux seuls pays qui ont enregistré des évolutions positives dans ces mouvements les plus marqués sont le Maroc et la Jordanie. Dans le bilan de cette Politique Européenne de Voisinage, il est clair que le Maroc apparaît comme le pays ayant pu faire le plus d'avancées dans la mise en œuvre de ces orientations. Plus concrètement, sur le premier volet relatif à l'accès au marché européen et à l'intégration économique, nous sommes capables de lancer une grande négociation économique, comme l'a annoncé M José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, lors de sa récente visite à Rabat. Cette négociation ALECA* va dépasser le cadre de simples échanges commerciaux pour viser une plus grande efficacité des échanges entre le Maroc et l'UE. Mais également une efficacité des investissements et une meilleure intégration de l'économie marocaine dans l'économie européenne et ce, à travers des négociations portant sur la question de la concurrence, des normes industrielles, des normes phytosanitaires, des marchés publics, etc. A ce niveau, il y a lieu de dire à propos du bilan qu'il s'agit là d'un point positif à l'actif du Maroc. Bien évidemment, rien n'est réglé parce que la négociation commence en avril. Elle sera longue car elle inclura également la libéralisation des services. Toujours est-il que le Maroc demeure le seul pays avec lequel nous avons réussi à cadrer une négociation d'une telle envergure. Sur le plan de la mobilité et de la circulation des personnes, nous sommes parvenus à un accord politique signé lors de la visite du président Barroso pour engager des négociations qui commenceront au mois d'avril, notamment sur la réadmission des émigrés illégaux arrivés en Europe en provenance du Maroc et, en contrepartie, par un régime de facilitation des visas pour les citoyens marocains leur permettant d'accéder avec moins de tracasseries administratives en Europe. Sur ce volet-là encore, rien de concret n'a été conclu, mais nous sommes engagés des deux côtés dans une négociation avec des objectifs politiques clairs. Sur le troisième point relatif à la consolidation de la démocratie et de la société civile, il y a lieu de souligner certains progrès, notamment liés à l'obtention de fonds supplémentaires, comme dans le cadre du programme «Spring», et qui ont conduit, entre autres, au renforcement de la délégation interministérielle aux droits de l'Homme, que nous allons aider financièrement, selon un programme détaillé, pour qu'elle assure une meilleure coordination de toutes les actions gouvernementales touchant aux droits de l'Homme. De la même façon, nous allons collaborer davantage avec le Conseil national des droits de l'Homme, en plus d'autres actions ciblées prévues avec le Parlement marocain, entre autres. Pour résumer, après deux années de réorientation de la Politique Européenne de Voisinage, nous pouvons dire que des avancées significatives ont été constatées et que nous sommes parvenus à matérialiser au Maroc, les trois axes prioritaires, bien que la plus grande partie du travail reste à faire. Mais nous sommes sur la bonne voie puisque le Maroc est le seul pays de la région avec lequel nous sommes allés aussi loin ! Personnellement, je considère ce bilan 2012 de la PEV comme étant positif ! F. N. H. : Ceci est-il pour quelque chose dans la venue de José Manuel Barroso au début de ce mois au Maroc ? E. L. : Depuis onze ans, il n'y avait pas eu de visite officielle du président de la Commission européenne. Le choix du président Barroso de venir pour donner une impulsion forte à ces réalités me semble tout à fait positif ! Je ne livre pas là une appréciation subjective mais tout à fait objective sur les avancées que je viens de mentionner. F. N. H. : A une certaine époque, on sentait un certain flottement dans les relations entre le Maroc et l'UE, plus précisément concernant le Statut avancé. Depuis l'arrivée du gouvernement de Benkirane, la communication s'est-elle améliorée ? E. L. : Nous avons eu, c'est sûr, deux grandes interrogations : la première est si ce nouveau gouvernement allait maintenir et développer cette stratégie de rapprochement qui présidait aux relations de l'Union européenne et du Maroc depuis déjà la signature de l'Accord d'association. Et sur cette question-là, nous avons une réponse très claire de la part de ce gouvernement et du PJD comme leader : il y a une claire détermination et volonté de poursuivre la stratégie, et même de l'approfondir. Les conversations que nous avons eues avec le ministre des Affaires étrangères et de la Coopération et les réunions que nous avons tenues avec le Chef de gouvernement, et plusieurs ministres marocains de ce parti, démontrent qu'il n'y avait nulle remise en cause de grands principes de cette stratégie. La deuxième question que nous nous étions posée est de savoir comment cela se traduirait dans le concret. Et à ce niveau, il est vrai que pendant un certain temps, nous avions constaté un certain ralentissement, mais ce n'était pas dû à notre fait, mais du fait général qu'il s'agissait d'un nouveau gouvernement avec des personnes qui briguaient pour la première fois des postes ministériels dans la situation qu'on connaît. Il fallait donc attendre que cette équipe se mette en place et prenne connaissance de tous les dossiers avant d'entamer son travail. A titre d'exemple, je citerai l'un de nos programmes, qui est très important à nos yeux. Il s'agit du programme de l'égalité des genres qui, un certain moment, était en suspension. Mais cela s'est éclairci et je ne peux pas dire qu'il y a freinage politique, mais peut-être une certaine difficulté à prendre des décisions dans certains domaines ! F. N. H. : Pour revenir à la visite de Barroso au Maroc, celui-ci avait annoncé le démarrage des négociations d'un accord de libre-échange complet et approfondi. Dans quelle mesure certaines négociations, déjà en cours, peuvent-elles constituer un frein dans la mesure où elles avancent à des rythmes différents, notamment en ce qui concerne les négociations sur les services, l'harmonisation des réglementations... ? E. L. : Il y a deux éléments qu'il faut prendre en considération. Le premier est qu'il y a des négociations qui sont tout à fait indépendantes et celles-là poursuivent leur cours, notamment l'accord de pêche qui avance (ou pas) selon ses propres mérites et selon les propres difficultés du dossier. Concernant cet accord, les négociations butent sur la rémunération de l'accord et de coût pour l'UE. Les Marocains demandent plus et c'est légitime. L'UE a des difficultés d'aller plus loin dans son offre... Il y a d'autres négociations qui ont des liens directs avec l'ALECA, allusion faite notamment aux négociations des services. La décision n'a pas été prise mais l'UE est désireuse que ces négociations entrent dans la négociation ALECA en général. Le Maroc n'est pas encore décidé, mais je pense que nous aboutirons à un accord. Notre thèse sur ce point est liée à des considérations pragmatiques. En effet, si on négocie des accords différents, chaque accord une fois négocié est soumis à un processus de ratification autonome. Ce qui est une procédure très compliquée avec les pouvoirs de plus en plus grands du Parlement européen. Donc, on estime qu'il ne faut pas compliquer davantage les choses et mettre les négociations ensemble puisque la libéralisation des services rentre dans la problématique d'une plus grande intégration des deux économies marocaine et européenne. Ce qui est l'objectif même de l'ALECA. Il y a une grande cohérence à ce que le paquet des services rentre dans le cadre de l'ALECA. Il y a d'autres éléments qui sont intimement liés au cadre général qu'est l'ALECA, notamment le processus de convergence réglementaire avec comme objectif une intégration économique plus prononcée. Pour revenir à votre question, ces négociations ne devraient pas constituer d'obstacles ou de contraintes aux autres exercices déjà existants, mais il est vrai que pour l'ALECA, il s'agira d'une négociation compliquée qui prendra beaucoup de temps. En effet, on aborde des thèmes délicats parce qu'il y a de vrais intérêts des deux côtés et qui ne sont vraiment pas les mêmes. Mais c'est l'objectif des négociations de rapprocher les points de vue. F. N. H. : Certains continuent de penser que l'UE adopte la politique de deux poids deux mesures dans son rapport avec le Maroc, surtout en comparaison avec ses négociations avec le Canada ou l'octroi à la Mauritanie d'une compensation de 113 millions d'euros pour l'accord de pêche. A votre avis, pourquoi cette appréhension persiste-t-elle ? E. L. : Il y a une considération générale légitime à mon avis de la part du Maroc. C'est de se demander si cette libéralisation des économies est bénéfique pour le pays. Quand on voit le déficit de la balance commerciale, on peut se poser la question de savoir si l'on n'est pas perdant parce qu'on négocie avec une entité plus grande et plus puissante et, qu'à la fin, on perd au change. Il s'agit là d'une question stratégique, d'une question de modèle économique... Je fais partie de ceux qui croient qu'il n'y a pas d'alternative à cette libéralisation et à cette recherche de l'intégration de l'économie marocaine de façon plus forte dans l'économie mondiale, à commencer par les économies voisines et régionales. Si l'on veut que ce pays ait une croissance soutenue, qu'il crée des emplois nécessaires pour assurer le financement de politiques sociales et, par conséquent, réduire les inégalités, il faut qu'il poursuive sa stratégie d'ouverture, de compétitivité et de rentabilité. A des degrés différents, nous sommes tous dans le même bateau, à savoir l'économie espagnole, l'économie française, ... L'alternative? Refaire des barrières et essayer de créer des industries ou des activités économiques de substitution aux exportations. Mais l'on sait que tous les modèles de ce type qui ont été développés dans le monde ont échoué! Le fait d'accepter cet effort pour une grande compétitivité et rentabilité, ne signifie pas pour autant qu'il faut tout accepter dans une négociation ! Je ne suis moi-même pas partisan de la liberté absolue des échanges. En Europe, par exemple, je suis un grand défenseur de la préservation de l'industrie audiovisuelle, donc de la protection de cette industrie pour qu'elle préserve nos identités culturelles. Donc, il faut sauvegarder la capacité d'une production propre et réguler le capitalisme financier qui nous a conduit à ces drames sociaux et humains que nous connaissons en Europe. J'estime donc que c'est à chaque partie de considérer ce qui est important à préserver, dans quel domaine et, surtout, pour quelle période. Donc, il incombe au Maroc, dans les négociations qu'il mène, de choisir les thèmes, les rythmes et les calendriers qui préservent ses intérêts. Mais parler de deux poids, deux mesures, c'est de la démagogie et une certaine paranoïa que développent certains. A titre d'exemple, nous avons signé il y a treize ans, l'accord des échanges industriels. Les produits marocains étaient immédiatement dispensés de droits de douane, alors qu'il a fallu treize ans pour que les produits industriels européens puissent entrer sur le marché marocain sans droits de douane ! Donc, il y a eu une négociation asymétrique mais à chacun de définir sa stratégie et ses intérêts. Et si l'on n'est pas d'accord, eh bien, on n'est pas d'accord ! Et on ne conclut pas ! De plus, il n'y a pas une volonté explicite de l'UE avec le Maroc d'exploiter au maximum les avantages qu'elle pourrait avoir parce que nous n'avons pas intérêt que le déficit commercial de ce pays se creuse trop car cela pourrait provoquer des problèmes politiques majeurs, qui pourraient se retourner contre les intérêts européens. Il est donc dans notre intérêt que ce pays se modernise, adopte des règles qui lui permettent d'être compétitif et, en même temps, qu'il assure une stabilité et une croissance car nous en serons certainement les premiers bénéficiaires. F. N. H. : Le classement du Maroc selon l'indice de développement humain du PNUD ne s'est pas amélioré. L'UE appuyant également le Maroc sur le plan social, existent-ils des indicateurs de performances que l'UE met en place pour conditionner son aide ? E. L. : Vous savez ce qui caractérise l'aide européenne au développement et les moyens financiers mis à disposition par la BEI et surtout par le budget européen ? Ce n'est pas la multiplication de projets concrets ici ou là, car nous avons changé de façon de travailler depuis quelques années déjà. Désormais, notre démarche traduit notre désir d'accompagner des politiques qui nous semblent constituer des éléments de progression économique et sociale. C'est ce que nous désignons par «appui budgétaire» et qui consiste à l'octroi d'un budget financier pour aborder la mise en œuvre d'une stratégie gouvernementale que l'on considère intéressante. Bien évidemment, cet argent n'est pas donné sans conditions. Ainsi, pour débourser les différentes tranches de financement, nous établissons des indicateurs. Et si ceux-ci ne sont pas atteints, il est évident que nous arrêtons le déboursement ! Pour vous donner un exemple, dans le domaine de la santé, nous avons soutenu la mise en œuvre de la modernisation des hôpitaux et des centres de santé, en nous fixant comme objectif, qu'après intervention, il y ait une amélioration dans la réduction du taux de mortalité des femmes en couches et du taux de mortalité natale des bébés. Cet objectif atteint, nous avons libéré les financements. Prenons l'exemple de l'éducation, le taux de scolarisation des enfants, notamment des petites filles dans le monde rural, c'est sur la base de cet objectif que nous avions constaté que les résultats étaient acceptables comparativement aux objectifs et que nous avons débloqué l'aide. Concernant le programme de parité homme/femme, il y a également des indicateurs de performance fixés, comme par exemple le taux d'emploi des femmes, l'égalité de salaires... Donc, nous fixons des objectifs et nous ne payons que si ces objectifs sont atteints par rapport à un calendrier précis. F. N. H. : Après trois ans et demi de travail au Maroc, avez-vous un quelconque regret à la fin de votre mandat ? E. L. : Il y a effectivement des choses que j'aurais souhaité voir se développer plus vite. Quand je suis arrivé au Maroc, nous étions prêts à accompagner la réforme de la justice. Trois ans et demi plus tard, il n'y a toujours pas de réforme affichée concrètement. Et l'UE ne peut appuyer cette réforme sans qu'il y ait une stratégie claire avec des objectifs déterminés, des priorités et un calendrier précis. Ce n'est qu'en présence de tous ces éléments que l'UE peut fixer l'appui financier qu'elle peut apporter. Pour le moment, pour des raisons que je peux comprendre, il n'y a pas encore de stratégie prête. Mais cela va se faire vu les consultations qui ont eu lieu. Et quand cette stratégie sera ficelée, l'UE sera prête à l'accompagner. Je crois que la réforme de la justice demeure une priorité pour le Maroc pour qu'il devienne un pays plus moderne, plus équitable et plus démocratique. En somme, un Etat de droit. Aujourd'hui, je regrette le retard de la mise en œuvre de pareille réforme, comme je regrette que jusqu'à maintenant, nous n'ayons pas plus avancé dans le programme national de convergence réglementaire que j'ai appelé de mes voeux quand j'ai pris mes fonctions au Maroc. Mais grâce au plan d'action que nous avons signé, il y est inclus que dans les deux ans il y aura la programmation de tout le processus de convergence réglementaire. Voilà deux exemples de ce que je regrette à la fin de ma mission au Maroc. Mais c'est cela la vie ! Nous ne vivons pas dans des sociétés parfaites et l'important est de maintenir le cap et la volonté de progrès. Une volonté qu'on constate dans d'autres domaines, notamment dans l'élargissement des libertés, même si des fragilités incontestables demeurent. Le progrès est également palpable dans la modernisation d'une certaine façon de l'Administration, dans le développement de la société civile et dans la stabilité politique de ce pays ! Car sans stabilité, aucun progrès n'est possible. Et c'est ce qu'on constate, malheureusement, chez des pays voisins. Le Maroc avance et l'UE est prête à accompagner ce mouvement de progrès, de modernisation, de meilleure gouvernance et de consolidation et raffermissement de la démocratie. * Accord de libre-échange complet et approfondi